"La Ballade du vieux marin" de Catherine Hargreaves : le bateau ivre

"La Ballade du vieux marin" est un spectacle inattendu, original, inégal et déconcertant, basé sur un poème de Samuel Taylor Coleridge. Un acte théâtral fort et risqué, élaboré par la metteuse en scène Catherine Hargreaves. Rencontre.

Samuel Taylor Coleridge est un poète britannique du début du XIXe siècle, à qui l’on doit notamment La Ballade du vieux marin : un long poème narrant l’odyssée d’un marin qui, coincé avec son équipage dans les glaces de l’Antarctique, voit son embarcation libérée par un albatros. Mais, subitement, l’homme tue l’animal, sans raison aucune. S’ensuivra alors un périple où il croisera un sinistre navire avec, à son bord, la Mort ; périple qui s’achèvera par la confrontation avec la beauté, source de rédemption.

« Il y a tellement de réflexions métaphysiques dans ce poème, tellement de choses à évoquer » nous explique la metteuse en scène Catherine Hargreaves, de la compagnie lyonnaise Les 7 sœurs. « Je me suis donc dit : autant s’y atteler sur trois spectacles plutôt qu’un. Car c’est un projet au long terme : c’est la première partie que l’on est en train de donner. Le vieux marin fait une quête initiatique avec exactement les mêmes étapes que l’on a dans toutes les quêtes initiatiques, comme chez Dante par exemple… Le premier spectacle se concentre sur les premières étapes de ce parcours : le départ, la transgression, et le vide qui s’ensuit. »

La nécessité de l’errance

Pour concevoir ce premier volet, Catherine Hargreaves a effectué une longue entreprise d’immersion, pour ne pas simplement suggérer, mais véritablement transmettre un état et des émotions aux spectateurs. « Avec les comédiens, on est allés en Angleterre pour travailler sur la vie de Coleridge. J’ai aussi pris un cargo et traversé la mer pour être avec les marins d’aujourd’hui, dans ce rapport au temps qui n’a rien à voir avec le monde de la terre. Puis je suis arrivée en Argentine, j’ai rencontré beaucoup de gens – des philosophes, des artistes, des journalistes… – pour leur poser la même série de questions qui découle du poème. »

Retrouve-t-on tout ce cheminement sur scène ? Pas tout à fait. On devine ici et là les étapes qui ont guidé la metteuse en scène, mais la proposition se place délibérément du côté du sensitif, avec une scénographie évocatrice, source d’images grandioses. Ce qui en a désarçonné plus d’un le soir de la première, la semaine dernière à Lyon. « Après la représentation, on ne rentre pas à la maison avec une version de La Ballade du vieux marin dans la tête. Les gens ne comprennent pas trop où l’on est. Et c’est exactement ça que ça raconte : le fait qu’à un moment, il faille arrêter d’absolument vouloir tout maîtriser, tout comprendre. Ça peut être désagréable, on peut se perdre ; mais si l’on accepte le défi, on peut trouver quelque chose qui nous permette de ne pas subir toutes les réponses que l’on n’arrête pas de nous donner, et les faire nôtres. »

« Tuer la représentation »

Depuis un an, petit à petit, au fil des sessions de travail avec l’équipe, l’ensemble a pris forme, et une direction est devenue évidente : « Avec les comédiens, on se retrouve sur un plateau : si l'on veut tuer l’albatros pour de vrai, comme dans le poème, qu’est-ce que l’on tue ? Comme on fait du théâtre, on en a déduit qu’il fallait tuer l’idée même de jouer un spectacle du Vieux marin, qui est cet albatros que l’on partage avec le public. Comme, par exemple, si l’on était en alpinisme, on couperait la corde, et on verrait ce qu’il se passe après : peut-être que tu meurs tout de suite, ou peut-être que tu trouves un autre chemin dans la montagne, encore plus beau. J’ai donc opté pour tuer la représentation. Évidemment, ça a déjà été fait des milliers de fois dans l’histoire du théâtre ; mais bon, comme tout a déjà été fait ! »

On ne voit donc pas de vieux marin sur scène, narrant ses exploits à un public extatique. On assiste plutôt à une aventure déconcertante toute en constructions et déconstructions, jouant habilement avec les ruptures. « En répétition, on a beaucoup fait d’improvisations : les six comédiens prenaient des chants, et les portaient selon leur version. Chaque comédien interprète un passage de La Ballade, comme s’il y avait un concept philosophique à l’intérieur. Et comme on est au théâtre et non dans un cours de philosophie, ils défendent le concept en disant ce chant-là. Ça donne une suite de séquences totalement logique au niveau des concepts, même si l’on a choisi de les transmettre qu’avec des sensations. Par exemple, à un moment, on détruit tout sur scène : ça va dégénérer sur une bagarre, et cette bagarre va s’épuiser par elle-même. Sauf qu’en sort alors un autre comédien tout-puissant qui va se mettre en scène avec de la fumée. Et à un moment, ça s’épuise aussi, et on arrive sur un autre chant qui dit – et ça c’est Beckett – que quand on détruit tout, il ne reste plus qu’une chose : la pensée et les mots. »

Pirates des Caraïbes

Élément plus curieux, La Ballade du vieux marin s’avère être aussi drôle par certains moments. Direction qui ne semblait pas aller de soi de prime abord. « Je ne m’attendais pas à ce que ça rie autant. Par exemple, l’apparition de Jack Sparrow : je vois plutôt sa venue comme un échec, dans ce monde où l’on démolit tout. C’est plus pitoyable qu’autre chose. Mais les gens sont tellement – c’est terrible de dire des choses comme ça – habitués à ce qu’on leur donne du divertissement, qu’ils ne sont plus que dans la recherche de ça. Ils en veulent toujours plus, refusant d’essayer d’aller voir ailleurs. Ce que, paradoxalement, je peux comprendre : je suis moi aussi une amoureuse du divertissement, mais je me fais violence pour ne pas faire ça. »

Une réponse tranchée et un brin péremptoire, qui n’est pas sans rappeler le coup de gueule que le metteur en scène Claude Régy avait poussé dans nos colonnes quand, pour sa venue à la MC2 en 2010 avec Ode maritime, nous l’interrogions sur l’exigence que demandent au public ses créations : « Mais bon Dieu de merde, il faut que les gens fassent des efforts ! »

Le goût du risque

Catherine Hargreaves assume ainsi pleinement son spectacle, et son désir d’essayer d’autres voies, plus inconfortables et risquées que celles empruntées auparavant et qui lui avaient assuré une certaine reconnaissance (comme sa mise en scène du très contemporain Monde merveilleux de Dissocia d’Anthony Neilson, succès critique et public lors de la présentation à Lyon en 2010). « La question c’est : comment rester un artiste vivant ? Est-ce que je continue à servir ce que les gens veulent, ou est-ce que j’essaie de ne pas les prendre pour des cons. Est-ce que j’ai cette petite prétention artistique de m’inscrire dans le présent ? Je ne vais pas monter des Mondes merveilleux de Dissocia toute ma vie ! Je ne renie pas cette pièce, mais je veux faire autre chose. Je suis très déçue quand je vais voir tel metteur en scène, et que je sais exactement quel spectacle ce sera, même si c’est une histoire différente. Je trouve ça plus excitant de se dire qu’il se met en danger. »

Sur cette Ballade du vieux marin, Catherine Hargreaves s’est incontestablement mise en danger. Et même si le rendu a divisé notre rédaction (entre réel enthousiasme et complète perplexité), il se doit d’être placé sous la lumière, pour que cette vision riche et anticonformiste du théâtre perdure dans un monde du spectacle vivant souvent plus enclin à jouer la carte de la sûreté plutôt que celle de l’audace.

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