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La désintégration
Par François Cau
Publié Lundi 5 mars 2012 - 4110 lectures
Grâce à un salutaire revirement préfectoral en date de la semaine dernière, la soirée de soutien à Katia Boutchou prévue ce jeudi à la Bobine sera finalement une soirée de victoire, pour celle dont le cas, malheureusement loin d’être à part, aura mobilisé des énergies locales regonflées à bloc. François Cau
Il y a dix ans, Ekaterina Bouchoueva, passionnée de littérature française, quitte sa Russie natale pour venir étudier les lettres sur le campus grenoblois. Maîtrisant déjà la langue avec un brio lui permettant de donner dans l’art poétique avec une savoureuse malice, elle frappe quelques mois après son arrivée à la porte de la Maison de la Poésie Rhône-Alpes, pour soumettre ses créations à des oreilles bienveillantes – la structure retiendra notamment l’un de ses textes en 2003 pour son anthologie poétique Bacchanales, événement qui infléchira durablement sur les rêves professionnels de celle que ses amis français surnomment déjà “Katia Boutchou“. En 2004, elle participe à l’organisation de rencontres autour de la poésie russe, et met sur pied une journée d’études ; l’expérience s’avèrera largement concluante. Elle poursuit de front ses études et ses activités poétiques. Elle choisit de s’exprimer dans la discipline émergente du slam, qu’elle se réapproprie pour donner plus de vigueur à des textes de plus en plus affirmé. Dès 2006, Katia devient une actrice à part entière du paysage artistique grenoblois : la Maison de la Poésie lui confie l’animation d’ateliers d’écriture, et elle co-anime depuis maintenant cinq ans la slam session / scène ouverte mensuelle de la Bobine, aux côtés de Mots Paumés et d’autres slameurs du cru grenoblois.
A pas de Guéant
Volontaire, bosseuse, curieuse dans le sens le plus noble du terme, Katia Boutchou multiplie les contacts, les collaborations, les dates. Elle voit deux autres de ses textes publiés dans Bacchanales, un autre dans l’anthologie S.L.A.M. Session (2009), encore un autre dans l’anthologie Textes à claques (2010) – consécration attendue de cette encore jeune carrière, l’éditeur L’Harmattan sort même un recueil de ses textes sous le titre C’est qui le Capitaine ? (en 2010 itou). Cette même année, on lui refuse une première fois la nationalité française, au prétexte qu’elle n’a pas d’emploi stable. Son Master 2 en poche, Katia est embauchée à la Maison de la Poésie pour une durée de deux mois, début septembre 2011 – la nationalité lui est une nouvelle fois refusée, car son emploi est trop récent (…). La structure lance un recrutement pour un CDI à pourvoir en novembre, Katia postule, et est retenue parmi 15 candidats. Elle demande donc à l’administration française un changement de statut d’étudiante à salariée, tout en ayant conscience que la période n’est pas la plus propice à ce genre de requête… Le 31 mai 2011, une circulaire (baptisée depuis du nom de son auteur, le ministre de l’intérieur Claude Guéant) est adressée aux préfectures françaises. Elle a pour but de « maîtriser » (lire “restreindre drastiquement“) « l’immigration professionnelle », et précise expressément que le changement de statut auquel Katia prétend devra « faire l’objet d’un contrôle approfondi » (lire “l’Etat se substitue aux employeurs pour tenir ses objectifs chiffrés“). Ça ne manque pas : le 17 janvier, Katia apprend que non seulement sa demande est rejetée, mais qu’elle est en outre sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français, pouvant tomber d’un jour à l’autre.
La parole à la défense
Quand on la rencontre mi-février, Katia est bouillonnante, mais pas vraiment comme on s’y attendait. Pour elle, cette situation est surtout une perte de temps qu’elle pourrait employer à bosser concrètement. « Je pense être à la fois quelqu’un de romantique et de pragmatique – ce sont deux choses qui se conjuguent très bien. Romantique dans le sens où j’ai essayé de changer mon destin. Je suis née dans une condition sociale, nationale précise et j’ai voulu changer d’identité, dans ce pays que j’aime. Et dans le même temps je reste pragmatique ; je connaissais très bien l’existence de cette circulaire de Claude Guéant, je savais que ça rendait les choses plus difficiles. Ça m’a renvoyée à ma condition d’origine, au fait que l’administration française ne reconnaissait pas mon intégration ». Katia et la Maison de la Poésie ont illico déposé un recours, un collectif de soutien s’est monté dans les jours suivants, sous l’impulsion d’une de ses amies, et un concert de soutien est organisé à la Bobine dans la foulée – sur scène, répondront à l’appel ses camarades musiciens Greg Gilg, JeMy, Djemdi, La Jongle des Javas, Solutricin ou les Barbarins Fouchus, les bénéfices étant entièrement reversés aux frais de justice du Boutchou. Les lettres de soutiens (des politiques locaux, des universités, mais aussi de particuliers de toute la France) affluent, la presse nationale et régionale dévoile son histoire. La mobilisation est conséquente et pèse vraisemblablement sur l’heureuse issue de la semaine dernière : son autorisation de travail (d’une durée de douze mois) vient finalement de lui être accordée. Sa carte de séjour est en attente, et Katia va de nouveau demander la nationalité française.
Happy end ou presque
Tout est bien qui finit bien, alors ? On va dire ça. Derrière son soulagement manifeste, Katia n’est pas dupe, elle sait qu’elle n’est malheureusement qu’une exception. Son cas a sensibilisé l’opinion par un éclairage médiatique bienvenu, via sa démonstration par l’absurde des mécanismes d’une interprétation de la loi rétrograde et terriblement impersonnelle. « L’un des axes du Collectif du 31 mai [structure de soutien aux étudiants étrangers fondée suite à la circulaire Guéant, NdlR] est justement de donner des visages aux victimes du texte de Claude Guéant. C’est pour ça que ça ne me dérangeait pas qu’on fasse circuler des photos de moi, qu’on se serve de mon exemple. Mais derrière, je sais aussi qu’il existe beaucoup de personnes qui ne vont pas oser se défendre, qui ne se sentent pas légitimes ». Et si la situation politique n’évolue pas d’ici là, ce que laissent désespérément supposer le climat bien pourri de l’actuelle campagne électorale, sa situation et l’intolérable suspense afférent reviendront l’année prochaine. Le plus consternant dans cette histoire, c’est qu’en mettant les choses à plat avec notre subjectivité coutumière, on a quand même la tenace impression que Katia, comme beaucoup d’autres dans son cas, est bien mieux intégrée à la société française et à ses valeurs républicaines que les partisans d'une "droite populaire".
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