Deux adolescents, en fond de scène. L'une, Laetitia, qui a grandi dans la peur, se réveille sur son lit d'hôpital. L'autre, Bastian, gamin taciturne et mis à l'écart par ses camarades, est sur le point de sombrer dans une folie meurtrière. « Le Chagrin des ogres, c'est le récit d'une journée au cours de laquelle des enfants vont cesser d'être des enfants » explique Fabrice Murgia. Le metteur en scène s'est ainsi attaché à rendre palpable le malaise de ses personnages en utilisant une scénographie jouant sur la proximité : alors qu'ils sont éloignés du public, comme enfermés dans des cages, les visages de Laetitia et Bastian sont projetés en grand format, à l'aide de caméras qui deviennent leur journal intime, leur passerelle vers le monde.
C'est en partie grâce à ce dispositif impressionnant et fluide que Fabrice Murgia marque les esprits. Pour sa scénographie, il se sert de la technique comme d'une pâte à modeler à fantasmes, et non comme d'un simple jouet faire-valoir. Le Chagrin des ogres, c'est avant tout le travail d'un digital native (ou natif numérique en VF) : une génération qui a grandi entourée d'outils numériques, et qui ne se pose pas la question de leur utilisation ou non, puisqu'elle les a inconsciemment intégrés dans son environnement.
Oh my love
Bastian et Laetitia donc. Et non Bastian et Natascha. Car le personnage de la jeune fille, bien qu'inspiré du parcours de la jeune Autrichienne séquestrée pendant huit ans dans une cave, n'est pas celui de Natascha Kampusch. C'est une métaphore : Laetitia a fait une tentative de suicide et, dans le coma, s'identifie à la très médiatique victime. Deux mômes sur le fil qui vont devenir des ogres emplis d'une infinie tristesse, l'enfance n'étant pas forcément l'âge de l'innocence, mais aussi celui de la construction, parfois chaotique...
Suivant cette piste, Fabrice Murgia utilise une narration séquencée, se servant d'un troisième personnage à la robe de mariée tâchée de sang et à la voix amplifiée et déformée, mi-enfant mi-ogre, pour faire le liant. En résulte un spectacle qui, s'il ne s'intéresse qu'à des cas particuliers et isolés, et s'il n'a pas vocation à dresser des généralités (aucun discours réprobateurs sur les jeux vidéos par exemple), en dit long sur un certain mal-être contemporain. Le tableau final, porté par la chanson Oh my love de John Lennon, n'en devient que plus glaçant.