« Des amours en vitesse de croisière »

Bruno Podalydès retrouve dans "Adieu Berthe", en plus de son frère Denis, premier rôle et co-scénariste, les thèmes et figures fortes qui ont défini son cinéma, singulier et personnel, drôle et attachant. Propos recueillis par Christophe Chabert

Dans Adieu Berthe, il y a trois arcs scénaristiques très clairs : la mort de Berthe et ses funérailles, l’hésitation amoureuse d’Armand Lebrec et le rapport à la magie qui fait le trait d’union entre ces deux axes. Comment avez-vous organisé ses trois arcs et lesquels se sont spontanément mariés entre eux ?
Bruno Podalydès : Ce qui était intéressant, c’est qu’a priori ils ne se mariaient pas forcément, et pourtant tel était mon souhait. Je voulais tourner une suite de Liberté Oléron, donc j’étais surtout axé sur l’histoire de la grand-mère : quelque chose qui touche spontanément et de près, la mort d’un proche, mais qui peut aussi ne pas toucher du tout, car on peut être négligent envers certaines personnes dans la famille. Il y avait ce point de départ-là, l’enterrement de mémé en gros, avec l’envie d’imaginer des pompes funèbres loufoques. Après est arrivé ce que vous appelez le deuxième axe : une deuxième femme. Pas la femme légitime, mais une amante, sans forcément faire dans le vaudeville ou le boulevard. Il y a même deux femmes supplémentaires : la «mère supérieure» et la petite fille, pour que plusieurs générations soient représentées et que le héros soit du coup un peu cerné. Le troisième axe, la magie, est arrivé assez tard. Il s’agissait de trouver une activité clandestine au personnage, on avait évoqué plusieurs choses… Comme la magie est quelque chose que je connais bien, on gagnait du temps. Et très vite on se dit que le super tour de magie, c’est quand même de mourir !

Vous dites qu’il s’agissait d’une suite de Liberté Oléron, mais on peut aussi prendre Adieu Berthe comme une variation autour du personnage d’Albert Jeanjean dans Dieu seul me voit. En quoi Armand Lebrec s’en rapproche ?
Son irrésolution rappelle celle d’Albert Jeanjean. Mais je pense qu’Albert Jeanjean était plus fragile, encore plus indécis. Je crois qu’Armand est un personnage entre Jeanjean et le Jacques Monod de Liberté Oléron ; il y a des choses qui viennent plutôt de notre père, et d’autres qui viennent de Denis et moi. C’est un peu la discussion rituelle avec nos producteurs : ils aimeraient que ce soit plus proche de nos vies, alors que Denis et moi savons que la comédie s’inspire plus de notre père, de quelqu’un d’une autre génération. Armand est entre les deux, un peu vieillot mais quand même actuel.

Ce qui change, c’est aussi votre regard sur les relations amoureuses : dans Dieu seul me voit, on était dans l’apprentissage amoureux ; là, il y a une certaine maturité qui s’est imposée. L’irrésolution est toujours là, mais les relations sont plus concrètes, pragmatiques…
Dans l’histoire, il n’y a pas de rencontres. Armand est aussi institué avec son amante qu’avec sa femme. Ce sont deux amours déjà en vitesse de croisière. Je n’étais pas si intéressé que ça pour ce projet par la naissance de l’amour. Je trouvais plus difficile, plus original de m’intéresser à des histoires déjà bien engagées. On pense souvent aux débuts et aux fins, mais rarement aux milieux. Même si il parle de rompre, il dit qu’ils s’aiment encore avec sa femme. Cela implique d’avoir conscience de ce qu’on vit sur le moment ; une vie au jour le jour, c’est plus difficile à pointer par soi-même.

Ce rapport concret à l’amour passe par la matérialisation des choses : les lettres, les textos… On pourrait croire que vous allez opposer les deux, mais non, pour vous, ce sont tous des preuves d’amour…
C’est juste. Pendant l’oraison funèbre de la fin, Armand mélange textos et lettres. Je ne voulais surtout pas avoir un discours passéiste, même si je suis un peu inquiet parfois. J’aimerais bien exporter les textos de mon Iphone pour les conserver, mais je n’ai pas trouvé la technique ! Je suis très content de ce retour des petits textos comme des télégrammes, je trouve ça très joli…

Est-ce pour cela que vous avez eu besoin de les représenter à l’écran avec des cartons de couleur ?
Pour les sacraliser, oui. Et en même temps, les rendre les plus simples possible, dégagés d’une mise en page technique. Quand on reçoit un texto pour une chose importante, il remplit tout l’écran de notre vie. C’était important que ce soit ample.

Vous êtes plus radical sur le rapport à la magie : il y a dans le film la magie à l’ancienne, et une magie contemporaine à laquelle vous n’avez pas l’air de croire vraiment, comme la 3D ou les effets spéciaux…
En fait, le mot magie, anagramme d’image, recouvre des choses qui souvent n’ont rien à voir. Je préfère parler d’illusion de relief plutôt que de magie de la 3D. J’aime beaucoup ça par ailleurs, j’avais été très marqué par Le Crime était presque parfait d’Hitchcock à l’époque, ça avait été un choc. Mais ce que j’aime dans la magie, c’est quelque chose de beaucoup plus simple, non pas fondé sur un trucage cinéma, mais sur un trucage de scène. J’ai toujours eu le regret que Méliès s’engouffre dans le trucage image, parce qu’il a laissé tomber la magie de scène qui continue de me séduire beaucoup plus. Avec l’arrivée du numérique, une lévitation comme le vol de Spider-man n’impressionne plus personne. Alors que quand David Copperfield passait au-dessus des spectateurs, ça provoquait des frissons. C’est pour ça que j’ai voulu que les trucages du film ne soient pas numériques.

Cette manière de vous moquer du progrès ou de la technologie contemporaine rappelle le cinéma de Tati. La mise en scène de la trottinette électrique aussi…
C’est bizarre car j’aime beaucoup Jacques Tati, et je m’y suis beaucoup intéressé. En profondeur, sur ses méthodes de travail par exemple, mais je n’ai jamais considéré que c’était une influence pour moi, même si tout m’y ramène dans le quotidien, et que je me dis «Tiens, c’est une scène à la Tati.» Je suis souvent chez Tati comme je suis souvent chez Sempé. On sait qu’il rirait aujourd’hui de tout ça. Mais je n’ai pas l’impression de puiser dans l’univers de Tati. Vous m’auriez dit Moretti pour la trottinette, ça, j’en avais parfaitement conscience. On ne peut plus suivre quelqu’un en deux roues sans penser à Journal intime. C’est pour ça que je m’étais dégagé de l’idée de scooter car je me disais que j’allais refaire en moins bien les plans de Journal intime. Et puis j’aime bien refaire les choses en mode mineur. C’est peut-être de la fausse modestie, mais quand j’ai une référence solide, j’aime bien la remontrer en mode mineur, un peu comme les chansons selon ce que disait Gainsbourg. Même en guitare, je préfère les accords mineurs. Mais j’ai une référence à Tati dans chacun de mes débats… L’idée profonde que j’aime chez lui, c’est qu’on produit le système qui nous aliène. Je crois beaucoup à ça. Je lisais une interview d’Edwy Plenel qui disait : «François Hollande, ce sera ce qu’on en fera.» Bon, François Hollande, c’est pas une machine mais il faut souvent aborder les choses comme ça.

De film en film, vous prenez de plus en plus de place en tant qu’acteur. est-ce parce que vous prenez confiance ?
Oui, c’est ça, je prends confiance en moi. J’ai longtemps été complexé par le talent de mon frère, alors qu’au départ, quand on était enfant, on jouait tous les deux et on était à égalité. Il avait plus de plaisir à se déguiser que moi. Surtout, j’arrive à quelque chose de plus apaisé en tant qu’acteur. J’avais vraiment une jubilation pour la composition avant. Je n’essayais pas du tout d’être au plus près de moi-même. Dans Liberté Oléron, je changeais ma voix, comme Denis le faisait d’ailleurs. Il y a tellement de gens qui n’aiment pas ça en France ; moi, j’adore Jules Berry par exemple. Mais je n’ai plus envie de ça, j’ai envie de choses simples. Je ne dis pas que c’est plus facile, mais je me sens plus capable de mettre du mien dans un des personnages.

Est-ce que l’expérience de Bancs publics vous a permis d’élargir ce qui au départ était votre «troupe» ? Par exemple, la présence de Valérie Lemercier, Pierre Arditi, Catherine Hiegel à l’affiche vient-elle de cette ouverture vers des acteurs pas forcément dans votre sillage ?
Ce matin, sous la douche, je me suis demandé quel aurait été ce film si il n’y avait que des acteurs inconnus. Déjà, ça aurait été deux ans de casting de plus pour trouver des acteurs qui jouent aussi bien à cet âge-là… Je ne vis pas très bien les critiques élogieuses d’Adieu Berthe qui s’opposent à Bancs publics. Je découvre que les gent ont une espèce de rancune envers le film que je ne comprends pas. C’est souvent lié au fait d’avoir pris autant d’acteurs connus, comme l’annonce d’un programme qui ne pouvait pas être celui-là à l’arrivée. Je suis assez perturbé. Certains articles sont très véhéments ! Mais du coup, je ne sais pas… On me renvoie toujours l’effet de bande, ce qui est normal puisque je reprends certains acteurs dans tous mes films. Mais je n’ai pas cet effet-là…

Mais par exemple, le personnage de Pierre Arditi aurait-il été le même si un autre acteur avait dû le jouer à sa place ?
C’est possible que non. Je me suis battu pour l’avoir car il n’était pas disponible pour les jours du tournage. C’est pour ça qu’il est un peu à l’écart dans les scènes, je les ai tournées à part. Il a un côté électron libre, sur orbite, et cette manière de tourner était en accord avec le personnage. Et puis il y a l’engagement de Pierre : une gaieté qui ne veut pas réfléchir à son engagement.

Dans le film, il y a des ruptures de jeu d’autant plus spectaculaires qu’elles sont invisibles. Par exemple, le «Un p’tit beurre» de Catherine Hiegel est formidable…
C’est un truc de comédie extraordinaire la mini-rupture. Catherine est formidable, j’adore ce p’tit beurre aussi ! C’est toujours un fantastique moteur de comédie, le hiatus entre la convention sociale et la pulsion physique.

Le surlendemain de la présentation à Cannes, vous étiez à nouveau à l’affiche d’un film cannois, celui d’Alain Resnais. À l’époque de Cœurs, vous disiez que le film avait été comme un surmoi pour Bancs publics. Diriez-vous la même chose de Vous n’avez encore rien vu par rapport à Adieu Berthe ?
Oui, c’est vrai. Je suis étonné des ponts entre le Resnais et le mien, mais aussi avec Camille redouble de Noémie Lvovsky, et pas seulement parce qu’il y a une partie du casting en commun. Qu’un film soit un testament ou une demande, c’est troublant… Je ne veux pas rentrer dans les détails car ça serait commenter les films, y compris le mien, et je suis réticent à le faire. J’ai hâte que Resnais voit le mien. C’est toujours le mode majeur et le mode mineur, d’ailleurs. Le personnage joué par Vimala Pons, qui est la grand-mère dans le mien et la jeune fille qui fait un trait d’union entre la jeunesse et la vieillesse dans le Resnais, c’est étonnant ! J’étais très content que Resnais la fasse venir dans le cimetière à la fin ; c’est une apparition comme dans la malle d’Adieu Berthe.

L’idée des textos qui apparaissent à l’écran aurait pu être une idée de Resnais : de la fantaisie par l’image…
J’ai toujours peur de me comparer avec Resnais, mais je sais qu’on a tous les deux ce plaisir du jeu. Les textos, c’est comme une case de couleur dans un jeu de société. Lui pourrait jouer avec ça…

Il y a une quinzaine d’années, à l’époque de Dieu seul me voit, on avait le sentiment d’une génération de cinéastes dont les films dialoguaient ensemble : Noémie Lvovsky, Arnaud Desplechin, vous… Comment aujourd’hui ce dialogue se perpétue-t-il ?
Je distingue l’époque des années 90 et celle d’aujourd’hui. À l’époque, on avait un attachement profond aux Cahiers du Cinéma. Il y avait une filiation avec les Cahiers de Thierry Jousse, et même avant… C’est une revue que l’on lisait encore et ça nous servait de dialogue. Comme tout cela n’existe plus du tout, hélas, le dialogue est moins évident. Après, il faut toujours des lieux physiques et le fait qu’Arnaud et moi avons le même producteur, cela perdure. D’autant plus que Pascal Caucheteux a aussi produit Faut qu’ça danse, le précédent film de Noémie…  Ça compte beaucoup, on a des amis en commun, des acteurs en commun. Mais ce n’est pas ça qui crée les correspondances entre Noémie et moi. Ça m’a cueilli à Cannes quand j’ai découvert son film. Je n’ai pas lu son scénario, elle n’a pas lu le mien, elle est arrivée sur mon tournage très tard. C’est purement générationnel d’être affecté par les mêmes choses et d’essayer de les résoudre avec les mêmes procédés. Je ne suis pas sûr qu’on ait des admirations de cinéma communes ; elle aime beaucoup Wes Anderson, j’ai nettement moins aimé le dernier. Ce n’est pas culturel, c’est plus profond que ça. On n’en parle pas tellement, car on est un peu scotché de ça. Mais j’en ferais une triangulaire avec Alain Resnais.

Arnaud Desplechin disait à cette époque qu’il y avait une ambition de «prise du pouvoir» dans le cinéma français avec cette génération. Qu’en est-il quinze ans après ? Où en est cette génération au sein de l’écosystème du cinéma français ?
Arnaud a toujours été un peu obsédé par cette question de pouvoir, et moi pas du tout. Je n’ai jamais avancé comme ça, même si je sais que le poste du réalisateur a à faire avec la question du pouvoir. Des événements nous ont soudés à l’époque : la pétition lancée par Ferran et Desplechin pour soutenir les sans-papiers avait sacrément soudé les cinéastes entre eux. Ce mouvement a duré un mois ou deux, et nous a beaucoup rapproché. Les acteurs se sont plus mélangés, les scénarios se sont croisés… Quant à la prise de pouvoir sincèrement, j’en sais rien !

Est-ce qu’il y a plus de confort pour monter vos films ?
Non, il y en a moins. J’ai de la chance car je n’ai pas eu de projet avorté, de montages financiers difficiles à faire mais à l’époque il y avait des effets de mode sur des auteurs de premier film. Les producteurs ont gagné beaucoup de terrain. Plus personne ne se soucie de qui a fait quoi, et pas que pour les films grand public, les films d’auteur aussi. Il y avait aussi une espèce d’espérance quand on repérait un film d’Arnaud, comme le début d’une carrière de cinéaste. Aujourd’hui, on est au coup par coup…

À Cannes, on vous croisait beaucoup devant les films des autres. Pour vous, c’est important d’aller dans un festival aussi en tant que spectateur ?
C’est ma fierté d’avoir été sélectionné à la Quinzaine, d’être monté sur scène le soir de la projection du film de Noémie et de voir ces réalisateurs de tous les pays devant moi. Je regrette de ne pas avoir vu plus de films des autres ! C’est hyper-important. Comme je n’ai plus de revue qui m’aiguille, j’aime beaucoup aller à l’aveuglette découvrir les films. Mais j’ai raté les grands films… Je n’ai pas vu le Carax, je n’ai pas vu le Haneke. Je n’étais pas doué dans les conversations pendant Cannes !

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