Peau de peinture

Philippe Cognée

Musée de Grenoble

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Le Musée de Grenoble confirme l’acuité de son regard en ouvrant ses portes à Philippe Cognée, peintre français audacieux et joueur, artiste dont l’œuvre apparaît aussi mélancolique que rieuse. Célébration de la peinture et plongée dans un monde contemporain transfiguré, l’exposition en place se doit d’être vue. Laetitia Giry

L’acte de peindre recèle quelque chose de magique, la naissance d’un tableau garde toujours et avec bonheur sa part de mystère… Cependant, certaines techniques méritent d’être découvertes. Comme celle qu’utilise inlassablement Philippe Cognée depuis qu’il l’a mise au point il y a vingt ans : à partir d’agrandissements d’arrêts sur images vidéo ou de photographies (prises par ses soins), le peintre s’agite en peinture. Il violente l’image en la noyant, la déformant ; la rend trouble et la recouvre de cire d’abeille, pour enfin la repasser. Oui, il la repasse au fer à repasser, dernière outrance avant l’achèvement de la toile et ce qu’il nomme « sa révélation ». « C’est cette révélation qui m’excite terriblement, comme un enfant. Une émotion qui m’oblige à rester dans cette technique, car je suis toujours un peu fou de ce dernier instant. » (Em)porté par la passion du faire, de la création, l’artiste butine, travaille un sujet de manière obsessionnelle, fonctionne par séries. Des paysages aux portraits, des vues citadines aux supermarchés, des foules aux vanités, son œuvre se construit autour d’un équilibre délicat entre l’affirmation de la vie et la fragilité macabre qui en est le pendant. Une contradiction que l’on retrouve dans le réel, réel qui motive en premier lieu chacune de ses toiles. « Ce qui m’intéresse, c’est la figuration, il faut que je voie le réel, que je le vive et le digère pour le transcender. »

Fantômes de chair

Au centre de chaque toile donc, un sujet, un motif, gommé par le flou, mais « présent », insiste-t-il. Plus présent que les êtres humains qui, s’ils avaient une place privilégiée au début des années 90 (avec ses portraits de famille), sont peu à peu sortis du cadre. Quand ils se manifestent, c’est par leur petitesse ou leur absence. Sous les doigts de Philippe Cognée, les foules prennent ainsi la forme d’une fourmilière étrange, elles constituent un ensemble de petites choses aussi floues qu’impossibles à saisir une par une, perçues dans un ensemble pour le moins angoissant. Les êtres existent par leur déliquescence et leur anonymat, ils déambulent dans un tout, le quittent, l’habitent d’une ombre fugace. Une salle de l’exposition s’avère éloquente à ce propos : des chambres d’hôtel aux lits défaits côtoient de longues tables de fins de repas qui, par l’entremise d’une perspective écrasante, relèguent les mangeurs au fin fond du tableau. Les fantômes hantent les lits vides, « il faut que ce lit soit encore chaud, ce peut être excitant ou tragique », ils s’arrachent de tables « désordonnées », sur lesquelles « les verres sont encore un peu remplis. On sent qu’il y a eu du bruit, de l’agitation. Tout ce qui était bien disposé est désormais en désordre et exprime un temps passé. » Saisir la nostalgie immédiate, anticiper la fin de l’instant : là réside la motivation de l’effacement. L’être s’évapore pour laisser place à son souvenir, créant une redondance avec l’acte de peindre, qui lui-même s’apparente à la retenue d’un temps présent.

La tentation de la ruine

Cette saisie du présent, l’artiste la reproduit dans les séries d’immeubles. Symboles de nos sociétés construisant des villes entières avec l’orgueil et la prétention de se croire insubmersibles, ces immeubles s’étalent ici tout en tremblements, submergés par la matière. Se glisse un tragique relevant de la ruine perpétuelle, celle de l’inéluctable chute des choses bâties, mort des choses vivantes. Le froid et la solitude enserrent des visions déroutantes et pré-apocalyptiques sur lesquelles plane une menace indiscernable. La même qui étreint ses rayons de supermarché vomissant leurs centaines de produits, réunissant ce que le capitalisme a produit de plus banal : la sacro-sainte consommation de masse, la rationalisation de l’achat et l’harmonisation des désirs. Le spectateur assiste ainsi à un engloutissement prophétique, produit par le geste artistique, qui parvient à représenter son sujet au prix d’une lutte fondamentale. « J’ai toujours été intéressé par l’acte de construire et détruire. Il y a  dans l’acte de destruction un acte de création, car on change l’état des choses. » À l’image des châteaux de sable, friables, fragiles, voués à l’éphémère ; un motif qu’il a peint en séries sereines et lumineuses (exemple au début de l’expo), et repris récemment avec une noirceur toute belliqueuse (exemple à la fin du parcours). Boucle lucide, achèvement dans la tension.

Ô vanité !

Au-delà de la déchéance assurée, on trouve chez Philippe Cognée une affirmation de vie, de légèreté, de beauté, d’humour et de liberté. Ses vanités sont des champs de crânes aux couleurs pop et festives, où le rose Malabar et le vert fluo des objets précités s’installent sur un fond jaune criant. On rit jaune avec la mort, mais on rit ! On rit aussi avec le grotesque assumé de ses autoportraits. Car, dit-il, « si l’on veut créer de la force, il faut une grande amplitude entre la comédie et la tragédie. On a vraiment gagné quand le spectre est le plus large possible ». « Cette peau déposée » qu’est sa peinture se pare de ses plus beaux atours dans des paysages flamboyants, sublimes, insolents de beauté. Lui qui invoque « l’idée de l’éblouissement, le rayonnement qui vient de l’intérieur vers le spectateur » offre au regard de ce dernier le jaune éclatant des champs de colza dans un diptyque (Paysage vu du train n°2) qui s’empare à la fois des idées de vitesse et de contemplation. Dans son œuvre, partout de l’énergie et du mouvement, des giclures et des creux, de la matière qui vit, indépendante, se rebiffe et se rétracte, s’étale et se raplatit… Partout des chairs fantomatiques, du plein et du vide. Le peintre crée des vibrations et distend le néant. Sous les tremblements de l’image, l’assurance du geste et la suprématie de l’émotion viennent combler ce qu’il manque trop souvent à la réalité au quotidien : la conviction que l’être n’est pas une donnée fixe, mais un état en changement – un devenir. Qu’il existe grâce aux remuements de la pensée, des émotions et des sensations, et trouve son salut dans ce qui l’encourage à se sentir vivant. « La beauté, c’est tendre vers la liberté, celle qui nous permet de vivre plus. » Une œuvre qui se fait donc célébration de la vie et de son « prolongement » : la peinture.

Philippe Cognée, jusqu’au 3 février au Musée de Grenoble

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