Le long voyage de l'animation française

Longtemps désertique, avec quelques rares oasis de créativité, le cinéma d’animation français a connu depuis dix ans une fulgurante accélération au point de devenir à la fois une industrie et un laboratoire. À l’occasion de la sortie d’"Ernest et Célestine", futur classique du genre, retour non exhaustif sur une histoire en devenir.

Jean Image et Paul Grimault : les pionniers

Si les frères Lumière ont inventé le cinéma en prise de vues réelles et si, selon l’hilarante leçon donnée pour les vingt ans du Groland par Bertrand Tavernier, ce sont les sœurs Torche qui ont créé le cinéma de la Présipauté, le cinéma d’animation français a pour parrain – ça ne s’invente pas – Jean Image. Il fut le premier à produire un long-métrage animé en couleurs, Jeannot l’intrépide (1950). Librement inspiré du Petit poucet, le film fait le tour du monde et pose les bases de l’animation à la française : jeu sur les perspectives et les motifs géométriques, imaginaire enfantin mais non exempt d’une certaine noirceur, musique cherchant à accompagner le graphisme plutôt qu’à illustrer les péripéties. Image œuvrera toute sa vie pour faire exister le dessin animé en France, en devenant son propre producteur, en se lançant dans des projets ambitieux (des adaptations des Mille et une nuits ou du Baron de Münchausen) et, surtout, en créant le fameux festival du cinéma d’animation d’Annecy.

Il s’en est toutefois fallu de peu pour que ce titre de pionnier ne lui soit ravi par Paul Grimault. Si leur début de carrière est similaire – d’abord des films publicitaires animés dans les années 30, puis des courts-métrages dans les années 40 – Grimault sera ensuite le poissard des deux. S’il a travaillé avec Jean Aurenche avant la guerre, c’est avec un autre auteur majeur qu’il va imaginer son grand projet : Jacques Prévert pour un long-métrage baptisé La Bergère et le ramoneur. Après plusieurs années de travail méticuleux pour donner vie au texte de Prévert, le producteur du film décide de le remanier et Grimault renie finalement cette version sortie en 1952. Après ce rendez-vous manqué, retour à la case publicité et courts-métrages pendant plus de vingt ans, jusqu’à ce qu’en 1979 sorte Le Roi et l’oiseau, sa version de La Bergère et le ramoneur. C’est un jalon majeur de l’animation française, sans doute le premier film à ne pas viser un public (jeune ou adulte), mais tous les publics, par son intelligence et son sens de l’évocation poétique.

Laloux et Picha : l’animation pour adultes (seulement)

Pendant que l’animation pour enfants se contente de décliner sur grand écran les aventures des héros de BD franco-belges (Astérix, valeur sûre, puis Tintin, gros ratage, et enfin Lucky Luke, calme plat), des réalisateurs s’inscrivent dans le sillon d’un Ralph Bakshi et essaient de donner au genre des œuvres pour adultes. Après plusieurs essais dans le format court, René Laloux se lance en 1973 avec Roland Topor au dessin et, élément indispensable du résultat, le très psychédélique Alain Goraguer à la musique, dans l’ambitieux La Planète sauvage. Un voyage visuel et sonore sidérant tiré d’un roman de Stefan Wul, dont la visée philosophique et poétique ira décrocher, une première pour un film d’animation français, le prix du jury à Cannes. Laloux remettra le couvert en 1982 avec Les Maîtres du temps, un film plus narratif et grand public, même si sa structure temporelle extrêmement complexe annonce des années avant les expérimentations d’un David Lynch.

Toujours adapté de Stefan Wul, mais cette fois-ci avec Jean "Moëbius" Giraud au dessin, il s’inscrit dans une décennie où l’animation mondiale découvre son côté sombre (de Martin Rosen – The Plague Dogs – à Don Bluth – Brisby et le secret de Nimh – en passant par le génial Dark Crystal de Frank Oz et Jim Henson). Laloux passera ensuite de longues années à concrétiser Gandahar, d’après Jean-Pierre Andrevon, mais le résultat déçoit et précipite la retraite du premier "auteur" de l’animation française. Dans les années 70 toujours, Picha, dessinateur belge ayant officié notamment dans Hara Kiri, s’engouffre dans l’animation réservée aux adultes avec Le Chaînon manquant, Le Big bang et surtout l’hallucinant La Honte de la jungle (1975). Dans ce dernier, on voit Tarzoon se livrer à des rapports sexuels pas franchement débridés avec une aventurière qui lui reproche d’être un mauvais coup, pendant que son singe préféré se tripote aux alentours de la cabane. Jane se fera ensuite kidnapper par une armée de bites canonnant du sperme à tout va. Absolument con et totalement grandiose.

De Laguionie à Ocelot : sommeil d’or et renaissance

De 1985 à 1998, l’animation française déserte les grands écrans, recroquevillée dans le court-métrage et la télévision. C’est dans le désert justement que Jean-François Laguionie avait situé son très beau Gwen, le livre des sables, qui sort en 1985, avant cette longue éclipse. Laguionie est un disciple de Paul Grimault dont il partage le perfectionnisme graphique, mais aussi l’intelligence qui consiste à savoir parler à tous, sans niaiserie ni sophistication. Il avait auparavant fait sensation grâce à un formidable court, La Traversée de l’Atlantique à la rame, couronné à Cannes et aux César. Mais Gwen ne rencontre pas le succès, et Laguionie est, comme tous les cinéastes d’animation à l’époque, contraint au silence. Il fonde pourtant La Fabrique, destinée à produire de l’animation made in France ; c’est là que Michel Ocelot fait ses armes avant de passer au long métrage avec Kirikou et la sorcière. Sa sortie, d’abord discrète, va se transformer en petit phénomène. La qualité du film, son choix d’une animation traditionnelle à rebours du numérique qui commence à truster le genre, mais aussi la ténacité de son distributeur (lyonnais) Gébéka, le portent vers un succès inattendu et redonnent confiance dans la viabilité économique de l’animation française. Ocelot donnera deux suites à Kirikou (la dernière est toujours à l’affiche), et radicalisera son style dans sa série des Contes en papiers découpés et ombres chinoises, jusqu’au très psychédélique Contes de la nuit bizarrement finalisé en 3D.

Les années 2000 : le cinéma d’auteur animé

Les portes ouvertes par Kirikou vont permettre à une génération de cinéastes de développer des projets singuliers marqués par des univers d’auteur qui n’ont rien à envier au cinéma de fiction en prises de vue réelles. Jacques-Rémy Girerd, depuis son studio Folimage à Valence, réalise deux fables écologistes (La Prophétie des grenouilles et Mia et le Migou) et scénarise Une vie de chat, qui trouve un bel écho national et international. Sylvain Chomet fait sensation à Cannes puis dans les salles grâce aux Triplettes de Belleville, avant de se lancer dans un ambitieux hommage à Jacques Tati avec L’Illusionniste. Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud réitèrent l’exploit de René Laloux en allant décrocher un Prix du jury cannois avec leur très beau Persépolis. Joann Sfar, voisin de collection de Satrapi au sein de l’éditeur de BD L’association, adapte à son tour pour le grand écran son Chat du Rabbin, et décroche le César du meilleur film d’animation. Enfin, un autre auteur de bande dessinée, Grégoire Solotareff, signe un formidable ovni, U, qui concilie univers merveilleux et métaphore délicate sur l’entrée dans l’adolescence.

Même les "anciens" retrouvent une nouvelle jeunesse dans ce grand bain de créativité et de liberté : Jean-François Laguionie offre aux spectateurs le superbe Le Tableau, sans doute l’œuvre de sa vie, son Roi et l’oiseau. Ces projets, tous artisanaux et mûris de longues années durant, voisinent avec le développement d’une industrie française de l’animation : Luc Besson en a été l’ambassadeur avec ses horribles Arthur et les minimoys, puis en tant que producteur du déjà plus fréquentable Un monstre à Paris. Surtout, la France est désormais prête à offrir son savoir-faire à Hollywood comme elle l’a fait pour Moi, moche et méchant, réalisé par le studio parisien Mac Guff line. Entre artisanat et modèle industriel, l’animation française vit un tournant dans son histoire, encore récente, mais en pleine accélération…

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