Le Turak Théâtre, c'est un monde fantasque fait de bric et de broc qui prend littéralement vie sur le plateau. Comme on en aura une nouvelle fois la preuve cette semaine avec Les Fenêtres éclairées, très beau spectacle convoquant l'esprit maritime et la musique de Rodolphe Burger. Rencontre avec Michel Laubu, le chef de cette drôle de tribu. Propos recueillis par Saad Lahbil et Aurélien Martinez
Ce spectacle a pour thème l'insularité...
Michel Laubu : Oui, il s'inscrit dans un projet global, sur lequel le Turak théâtre travaille depuis cinq ans – l'insularité sous toutes ses formes, sur des îles réelles ou imaginaires. On a été en résidence sur de vraies îles, à la Réunion, sur l'île Maurice, en Norvège (îles Lofoten) et on a réfléchi à ce que pouvait être le syndrome insulaire. Dans ce spectacle, l'idée était d'imaginer un appartement isolé comme une île. On a lu des études scientifiques d'éthologues qui étudient le comportement animal, sur une île et sur un continent – le même animal. On s'aperçoit de choses extraordinaires, comme par exemple le fait que dès la seconde génération, les insectes possèdent des ailes plus petites puisqu'ils n'en ont pas l'utilité pour voler loin. Il leur est en effet impossible de quitter l'île.
En observant tout ça, en lisant toutes ces études, on a commencé à transposer ça : j'ai pour ma part grandi dans une cité minière en Moselle, très très loin de la mer, mais cet endroit avait quelque chose de très insulaire. Les gens n'avaient pas besoin d'en sortir : il y avait une épicerie, un médecin... On pouvait d'ailleurs imaginer qu'il ne fallait pas que les enfants d'ouvriers rencontrent les enfants de contremaîtres ou d'ingénieurs ... Il y avait à la fois quelque chose de très rassurant, permettant à une solidarité de s'installer (par exemple les voisins étaient comme les gens de la famille : on les appelait Tonton / Tata, ils s'occupaient des enfants des autres etc...) et quelque chose de très inquiétant, qui renvoyait au ghetto. Je me souviens qu'à 17 ans, j'ai eu tout à coup une seule idée en tête : partir ! Je ressentais une envie soudaine d'ouvrir des portes, de faire des rencontres. Je rêvais d'un bateau qui arrive sur une île et qui va amène des choses nouvelles.
Pouvez-vous nous éclairer sur le titre du spectacle ?
On avait d'abord imaginé un projet qui allait se dérouler au musée d'art contemporain de Dunkerque et on a créé une exposition qui s'appelait Appartement témoin. On a alors reconstitué un appartement à partir de débris, de vieux meubles, avec l'idée que les spectateurs pourraient regarder à travers les fenêtres, d'où le titre Les Fenêtres éclairées. D'ailleurs, le premier titre du spectacle était : « De la mer on pouvait voir les fenêtres éclairées et entendre la musique à l'intérieur », parce qu'on s'imaginait sur un bateau à l'approche d'une île, instant magique au cours duquel on voit des maisons éclairées, et on devine qu'il y a des vies à l'intérieur.
Vous êtes à la fois auteur, metteur en scène, scénographe : comment se passe le processus de création de vos spectacles ?
Comme notre compagnie fait du théâtre d'objets, on est très liés à la matière, aux objets, aux univers plastiques qu'on va utiliser. C'est très difficile de créer un spectacle sans dessiner la scénographie, elle fait partie de l'écriture. C'est d'ailleurs la première chose qui existe dans un spectacle. On travaille de manière très simple, et en même temps, on joue à se surprendre nous-mêmes dans le travail. C'est à dire qu'on met en place des règles du jeu dans lesquelles il y a assez peu de préméditation : on essaie de se piéger et de réagir de manière assez simple en jouant avec les objets, en s'inventant des choses, en faisant des jeux de mots comme la marée humaine. On s'amuse avec jusqu'à ce qu'une poésie prenne forme.
Je dis souvent aux spectateurs avant de commencer qu'on est spécialisés dans le théâtre auquel on ne comprend rien, mais qu'on va les aider à ne bien rien comprendre! On essaie d'emmener les spectateurs dans un univers qu'ils ne pourront peut être pas traduire en mots – c'est dans ce sens-là que je dis qu'on ne va rien comprendre.
Vous associez la poésie avec « l'ailleurs »...
Pour moi, la poésie naît de l'angle différent. Au Turak, on essaye de regarder le monde vraiment d'ailleurs, c'est à dire à travers une lentille un peu déformante, ou en se hissant sur un promontoire. On cherche un endroit avec un drôle d'angle de vue, pour pouvoir ensuite raconter le monde d'une drôle de manière.
Ce qui peut surprendre certaines personnes puisqu'il n'y a pas de schéma narratif...
Ce n'est pas une histoire linéaire, il y a une narration... Mais pas une narration linéaire. Ce n'est pas nouveau, on trouve ça beaucoup dans le cinéma, dans des spectacles...
Vous appelez ça l'écriture par strates...
Voilà, on peut entrer dans le spectacle à différents niveaux. Il y a par exemple une écriture plastique avec une évolution des objets. On peut aussi trouver une écriture narrative un peu compliquée, un peu en énigmes ou en mystères. Il y a comme ça des choses en strates, c'est comme s'il y avait des entrées différentes. D'ailleurs le spectacle tourne à l'étranger très souvent, il y a très peu de français dans notre spectacle. Mais une langue, une culture, c'est aussi une organisation des signes, des symboles. Quand on joue par exemple le même spectacle en Indonésie ou en Islande, on n'a pas du tout les mêmes réactions, parce que les signes et la symbolique ne sont pas lus de la même manière et ça c'est passionnant.
Comment s'est déroulée la collaboration artistique avec Rodolphe Burger, qui a composé la musique ?
On avait déjà bossé ensemble. On s'est enfermés dans un studio en Alsace pendant une semaine, et comme on travaillait sur l'isolement, je lui ai demandé des solos de guitare électrique. Ce que je voulais, c'était une guitare fragile. On est sortis de cette semaine avec dix plages, et les deux musiciens avec lesquels je travaille les ont écoutées, ont improvisé dessus, les ont adaptées pour trompette et clarinette. On a brassé de la matière, et l'on a gardé pour le spectacle deux morceaux, avec les musiciens qui jouent par-dessus. On a vraiment l'enregistrement des guitares qu'on n'a même pas mastérisé, car j'aimais bien ce coté brut et très fragile.
Entre Rodolphe et vous, c'est d'ailleurs plus que de la collaboration...
Je suis fasciné par la musique qu'il crée et par son travail artistique avec Olivier Cadiot, qui est magnifique. Je me retrouve dans ses collages, ses découpages. Quand j'écoute ses chansons, je ne sais pas exactement ce qu'il veut dire, j'entends des mots. Même quand je prends le temps de lire ses paroles, le contenu reste mystérieux, poétique, énigmatique : je me retrouve complètement là dedans.
Le Turak théâtre est né il y a bientôt trois décennies. Comment avez-vous vu votre univers évoluer depuis tout ce temps ?
Difficile d'avoir du recul sur son propre travail. Je crois néanmoins qu'on est sortis d'une période un peu " antiquaire", notamment grâce à Rodolphe. Maintenant, on se retrouve plus dans les dépôts-vente à récupérer ce qui date d'il y a quelques années, ce qu'on trouve dans les garages : des Butta Gaz, des Tupperware, du plastique, des guitares électriques. Les dépôts-vente ont amené une archéologie beaucoup plus récente, qui traîne au fond des placards, à l'arrière boutique de la mémoire. Ça parle d'un monde un peu plus présent, mais il y a toujours quelque chose de nostalgique car ce sont des vieux Tupperware, des tables en formica, alors qu'avant c'était des tables en chêne. On a aussi évolué dans la sonorité, on diffuse maintenant des sons de guitares électriques ou des boucles électro, puisque Rodolphe nous a amené ça.
C'est vrai que la guitare occupe une place à part entière dans votre spectacle, ce qui peut surprendre vu votre univers...
Je n'ai jamais eu de guitare électrique. Pour mon quatorzième anniversaire, mes parents m'avaient promis une guitare. Alors on était partis avec ma mère dans un petit magasin de musique de la ville d'à coté, où on avait trouvé une guitare qui n'était pas chère. Mais au moment du passage en caisse, le vendeur nous demanda ce qu'on voulait comme ampli. Et là ma mère comprit qu'il fallait encore acheter un truc : ça a duré 5 secondes et je me suis retrouvé dans la voiture. Je crois que ma rencontre avec Rodolphe est aussi chargée de ça, un peu comme si le destin me permettait de me "venger".
Les Fenêtres éclairées, jeudi 17 janvier à 14h30 et 20h, et vendredi 18 janvier à 20h, à l'Hexagone de Meylan.
Les Fenêtres éclairées
La mer monte donc. Le propriétaire des lieux, marionnette aux drôles de formes comme l'on en voit souvent dans les spectacles du Turak, craint logiquement pour son habitation située au bord de l'eau. D'où son envie de sauver son univers, en flanquant notamment des palmes au mobilier. Caché derrière cet homme étrange, le manipulateur Michel Laubu, qui donne vie à tout ce bric-à-brac, source d'images fortes. La musique de Rodolphe Burger, intense, finit d'emporter les spectateurs vers un ailleurs poétique et loufoque.