Quand la pop (music) n'est plus pop(ulaire)

Chilly Gonzales - Solo piano II



ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Ambition, commandes, volonté d'aller voir plus loin, de David Byrne à Sufjan Stevens, de Paul McCartney à Chilly Gonzales, nombreux sont les musiciens pop qui se sont aventurés hors de leur pré-carré : sur les terres de l'expérimental, du classique, voire des deux en même temps. À l'occasion du passage de Gonzales à la Source autour de son projet "Piano solo", revue d'effectif de quelques popeux sortis de leurs gonds. Stéphane Duchêne

Gérard Manset – La Mort d'Orion (1970)
Dans le paysage pop français, Gérard Manset est un ovni. Dès son deuxième album, l'auteur d'Animal on est mal – qui a son petit succès pendant les événements de Mai 68 – se met en tête de composer La Mort d'Orion : un objet musical resté à ce jour unique, oratorio cintré, audacieux et boursouflé, mélange de rock progressif et de musique classique, ponctué de passages à couper le souffle et nourri de paroles mansetiennes en diable qui font parfois pouffer – qui d'autre pour faire rimer sans rire « preux chevalier teutonique » et « lépreux satanique ». Malgré les succès futurs, comme Il voyage en solitaire, et les collaborations avec, à la louche, 75% des chanteurs français, La Mort d'Orion restera à jamais l'œuvre mythique de Manset et le premier album-concept français. On s'arrachera ainsi les rééditions d'un disque vendu à 20 000 exemplaires à sa sortie.

Lou Reed – Metal Machine Music (1975)
Passons sur certains de ses albums-concept mégalo ou sous influence : au hasard, The Raven (inspiré d'Edgar Poe, paresseux et en grande partie inécoutable – si ce n'est la découverte d'Antony Hegarty reprenant Perfect Day) et le récent Lulu (avec les métalleux dépressifs de Metallica), pour revenir bien plus loin en arrière. C'est en 1975, pile entre Sally can't dance et Coney Island Baby, que Loulou pète un vieux boulon et enregistre une bonne heure de bruit blanc et de vacarme sidérurgique intelligemment intitulée Metal Machine Music. On songe à une blague mais Lou Reed nie, et on trouve même aujourd'hui des gens qui aiment cet album – parmi eux, aucun migraineux. Dans un article pour Creem (un défunt mensuel rock américain), titré « The Best Album Ever Made », le critique Lester Bangs, qui entretient une relation pathologique à Reed, décrit MMM comme le seul album capable de faire danser Spud... son crabe domestique. Tout est dit.

David Byrne – The Knee Plays (1985) et The Forest (1991)
Souvent, quand un musicien pop quitte son pré-carré, c'est à l'instigation du metteur en scène Bob Wilson (débaucheur entre autres de Lou Reed, Tom Waits ou Rufus Wainwright). Wilson fait d'abord appel à l'ex-chanteur des Talking Heads pour une partie de son opéra finalement avorté CIVIL warS, censé faire l'ouverture des JO de 1984 à Los Angeles. La composition de Byrne deviendra The Knee plays qui retravaille la matière de la musique de l'époque de la Guerre de Sécession, à grands renforts de cuivres traditionnels mais aussi d'expérimentations avant-jazz parfois japonisantes (!). Plus tard, Byrne, régulièrement sollicité pour des films (un Oscar pour la musique du Dernier Empereur) compose, toujours pour Wilson, The Forest. Une partition transposant L'Épopée de Gilgamesh dans le contexte de la Révolution industrielle (!!). Du spectacle, créé à Berlin en 1988, Byrne sort ensuite une version CD sur son label world Luaka Bop. Un voyage entre musique classique – aux accents très cinématographiques – et tradition orientale, symptomatique des mélanges toujours à l'œuvre chez Byrne.

Paul McCartney – Liverpool Oratorio (1991)
Il en rêvait Paulo, de son oratorio classique, lui le plus gentiment pop des Beatles. Depuis les morceaux les plus ambitieux des Beatles ou depuis qu'il se tirait la bourre avec son rival californien Brian Wilson et ses "symphonies de poche" pour Beach Boys. Paul, lui, veut se faire une place aux côtés des grands compositeurs classiques. Le caprice… pardon, le projet voit le jour à l'occasion du 150e anniversaire du Philarmonique de Liverpool en 1991 en la cathédrale de la ville. Découpé en huit mouvements, l'œuvre conte les mésaventures d'un certain Shanti, un jeune gars au destin exceptionnel (en fait Macca lui-même). Le disque qui en résulte se vend plutôt très bien, mais les critiques classsiques, qui n'y voient rien d'extraordinaire, rient sous cape. Pour couronner le tout, Macca se fend d'une pochette oscillant entre l'imagerie communiste et Leni Riefenstahl...

Elvis Costello – The Juliet Letters (1993) et Il Sogno (2004)
Voilà l'archétype même du musicien qui ne tient pas en place. Ambassadeur du pub-rock, puis du punk et de la new-wave, producteur des Specials (ska), crooner, Costello s'est aujourd'hui tourné – pour combien de temps ? – vers le jazz. Mais là où l'Irlandais s'est le plus éloigné de ses amours pop, c'est lorsqu'une première fois, en 1993, il initia The Juliet Letters, un album-concept chanté, assez sublime, consacré à Roméo et Juliette sur lequel il est accompagné par le Brodsky Quartet, un quatuor de chambre. Puis quand, en 2004, il compose et orchestre lui-même pour une troupe de danse italienne le ballet Il Sogno, sa vision du Songe d'une nuit d'été. Le disque sort lui chez Deutsche Grammophon et cette fois la critique classique est unanime (en bien) tandis que la critique pop fait la sourde oreille (qu'elle n'a pas).

Scott Walker – Tilt (1995), The Drift (2006) et Bish Bosch (2012)

Mètre-étalon du crooning moderne et de la pop symphonique (de Bowie à Divine Comedy qui lui a tout piqué, ou Last Shadow Puppets), fanatique de Brel dont il a repris tous les standards, l'Américain connut le succès pop avec les Walker Brothers (un boys band de faux frères) avant de prendre son envol en solo dès la fin des 60's. Envol rapidement audacieux, car voilà un type capable de mélanger mexicaneries et chœurs façon armée rouge sur un morceau inspiré du Septième sceau de Bergman (The Seventh Seal sur Scott 4). Sur le tard, après quelques albums incongrus (country, collaboration avec Mark Knopfler et Billy Ocean) et une longue pause, Walker vire au noir avec Tilt, impressionnante tentative de mélange entre musique de chambre et atmosphère indus à la Nine Inch Nails, à mille lieux de ses grandes envolées lyriques. Sept ans après une BO pour le Pola X de Carax, guère plus avenante, Walker remet le couvert expérimental avec The Drift, toujours d'une noirceur absolue, comme du Antony Hegarty sous Tranxen et passé au ralenti. Mais c'est avec Bish Bosch, sorti l'an dernier, que Walker touche le pompon, dissonant, terrifiant, abscons, croulant sous des centaines de références fondues en une bouillie d'abstraction telle que la simple approche du disque, si tant est qu'elle fut possible, relève de l'exégèse. Une œuvre, comme on l'écrivait alors, qui nécessite de multiples écoutes mais fait à peu près tout pour vous dissuader d'y revenir. Un repoussant chef d'œuvre.

Sufjan Stevens – The BQE (2009)
Petit génie pop autant qu'expérimentateur gourmand, féru d'albums concepts (astrologie chinoise, chants de Noël, Bible), en 2009, Sufjan Stevens ressort, à l'occasion d'une commande de la Brooklyn Academy of Music pour un spectacle multimedia, une autre de ses vieilles marottes, géographique cette fois (Illinoise, Greetings from Michigan), pour une déclaration d'amour à... une voie rapide routière : la Brooklyn Queens Expressway. Avec The BQE, Stevens trouve l'occasion de pousser plus avant une ambition musicale que l'on sentait poindre dans tous ses disques, en composant une véritable symphonie dont la beauté est inversement proportionnelle à la laideur de son sujet. Une œuvre qui lui vaudra des comparaisons avec des références aussi prestigieuses et variées que Charles Ives, Aaron Copeland, Philip Glass ou... Ennio Morricone. Pop ou classique, la critique est cette fois unanime et les territoires occupés par les deux "genres" définitivement reliés par un hideux ruban de béton new-yorkais.

Chilly Gonzales – Solo Piano (2004) et Solo Piano II (2012)
Hip-hop en jogging-peignoir, cabaret dada, électro gaga, rock FM ; sous le masque grimaçant de Gonzo se cache Jason Beck, un Protée musical capable de se fondre dans tous les styles, de composer, produire ou arranger pour à peu près tout le monde et même n'importe qui (Feist, Teki Latex, Arielle Dombasle, Abd-Al Malik...). Mais sans doute le véritable Gonzo est-il ailleurs, à l'écoulement d'une vocation de pianiste classique qui le mène plus naturellement qu'on ne le croit vers Solo Piano, dont il n'est point besoin d'expliquer le concept. Tout juste préciser l'inspiration satienne et minimaliste à l'œuvre ici. Huit ans plus tard, Gonzo remet l'ouvrage sur le clavier avec Solo Piano II et la magie opère toujours : Satie et Debussy chevillés au corps d'une capacité de composition et d'improvisation impressionnante. Un éclair de génie dans les mains du pianiste que tente de saisir ses concerts en piano vision. Sur son album précédent, The Unspeakable Chilly Gonzales – que l'on pourrait qualifier de hip-hop symphonique – le morceau Self-portrait, un rap noyé sous les arrangements de violons, scande : «I said I was a musical genius». Plus loin, un autre titre s'intitule Shut up and play the piano. Voilà tout Gonzales résumé en deux phrases.


Chilly Gonzales - Kenaston (from SOLO PIANO II) par chilly_gonzales

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