Cannes, jour 3 : enfance et partage

"Stop the pounding heart" de Roberto Minervini. "Tel père, tel fils" d’Hirokazu Kore-Eda. "L’Inconnu du lac" d’Alain Guiraudie.

En attendant un samedi qui s’annonce salement excitant (avec Desplechin et les frères Coen, rien que ça !), ce vendredi a été frappé par une certaine nonchalance. On a gentiment tenu jusqu’au bout de Stop the pounding heart, qui bénéficie d’une généreuse séance spéciale hors compétition. Ce documentaire autour d’une tribu de Texans qui passent leur temps à faire du rodéo, prier Dieu, tirer avec des armes à feu et traire des chèvres, rejetant tout ce qui pourrait écorner leur système de valeurs archaïques — école, médecine, technologie — est déjà beaucoup trop joli pour être honnête. On a vraiment du mal à croire que le cinéaste (Roberto Minervini) a réussi à tirer autant de poses graciles de la part de ses «interprètes» dont le vocabulaire et l’intelligence avoisinent le zéro pointé, par la seule force de sa patience et de son obstination.

Plus encore, la stylisation permanente de l’image et la neutralité du dispositif (ni voix-off, ni interviews) posent sérieusement la question du point de vue de Minervini sur ces mabouls : pense-t-il faire œuvre d’ethnologue en regardant comme une lointaine tribu amazonienne ces Américains qu’on a sûrement tort d’appeler «moyens» ou y voit-il une issue vers on ne sait quelle grâce bouseuse et partant douteuse ? En tout cas, lorsqu’on voit la maman adipeuse faire la leçon à sa fille en lui parlant de l’ «anneau» de pureté qu’elle a autour du doigt, et en répétant avec force sifflements le mot «precious», on se dit que Peter Jackson n’aura pas forcément besoin de performance capture pour représenter Gollum dans les prochains épisodes du Hobbit.

Trêve de plaisanterie, il y a du cinéma autrement plus sérieux que cela sur la Croisette cette année. On parle ailleurs du Passé d’Asghar Farhadi, qui a quand même un peu déçu eu égard aux attentes placées dans son cinéaste, notamment à cause de son petit surpoids scénaristique qui vient passablement niquer sa dernière partie. On ne s’attendait pas à adresser à peu près le même reproche au Japonais Kore-Eda, dont le Tel père, tel fils était le cinquième film présenté au cours de cette compétition cannoise. Avec un argument que tout Français identifiera comme étant celui de La Vie est un long fleuve tranquille — un couple de bourgeois découvre que leur fils a été échangé à la maternité avec celui d’une famille de prolos haute en couleurs — Kore-Eda signe une nouvelle variation sur ses thèmes de prédilection : l’enfance et les liens du sang.

Le cinéaste marque d’abord grossièrement les balises de son récit : éducation stricte, absence d’émotions et appartement hi-tech dans une tour glaciale pour les riches ; joyeux bordel et esprit de débrouille débraillée dans un quartier populaire et une baraque branlante chez les pauvres. Avec un humour réjouissant mais jamais méchant, Kore-Eda montre surtout deux réalités de la société japonaise : d’un côté, un moule social à base d’esprit de compétition, de sacrifice et d’envie de réussite ; de l’autre, un j’m’en foutisme débonnaire qui balance aux feux bonne manière et responsabilité pour vivre au jour le jour dans le plaisir, l’insouciance et l’entraide familiale.

Kore-Eda est toutefois plus subtil qu’il n’en a l’air. Ryoata, l’architecte stressé, est autant un mauvais père qu’un mauvais fils, ou plus exactement, il a choisi de prendre l’ascenseur social mais a oublié de déposer au premier étage ses comptes mal réglés avec son propre paternel, et s’évertue à les reporter sur son «fils» Keita. Kore-Eda, depuis Still walking, a fait de cette question de la transmission un des nœuds de son cinéma, et il en donne ici une lecture très pertinente — quoiqu’un peu passéiste, il est vrai. Qu’est-ce qui définit une relation père / fils ? L’éducation ou l’hérédité ? Et, en cas de doute sur la réponse, laquelle des deux options privilégier ?

Dans cette fable au demeurant optimiste malgré sa mélancolie sous-jacente — intensifiée par une mise en scène qui s’appuie sur une caméra tout en mouvements caressants et discrets —, Kore-Eda finit par dire que l’amour est la seule valeur réellement fiable. Pour cela, il doit en passer par un dernier acte assez laborieux alors que, jusque-là, Tel père, tel fils n’était pas loin du sans-faute. Scénariste trop doué et trop amoureux de ses propres structures, Kore-Eda a ce besoin de tout résoudre, de ne laisser aucun arc dramatique sans conclusion et d’exploiter toutes les hypothèses suggérées par son récit. Reste toutefois un joli film, dont on ne doute pas qu’il saura séduire un vaste public à sa sortie en salles.

Comme la veille, la surprise du jour est venue de là où on ne l’attendait pas, en l’occurrence d’Alain Guiraudie et de son Inconnu du lac présenté à Un certain regard. Fidèle à son sud-ouest chéri, Guiraudie pose d’abord avec précision la topographie de son récit, duquel il ne sortira jamais : le bord d’un lac en été où se retrouvent des homos plus ou moins naturistes pour aller se baigner et, une fois secs, s’en payer une bonne tranche dans la forêt alentour transformée en baisodrome champêtre. Tous les jours, Franck s’adonne à cette petite routine, faisant deux rencontres : un quadra un peu enrobé et très déprimé, récemment largué par sa femme, en quête d’amour plutôt que de sexe ; et son inverse absolu, Michel, sorte de Tom Selleck tarnais, bien bronzé et bien charpenté, dont Franck tombe amoureux et avec qui il va vivre une passion très physique.

Sauf que ledit Michel a, un soir, noyé son amant précédent, qui avait le tort d’être collant et possessif, ce que visiblement il ne supporte pas. Conscient du danger, mais aveuglé par les sentiments qu’il éprouve, Franck va dissimuler à un pittoresque (et assez ridicule, c’est la limite du film) inspecteur de police l’implication de Michel dans le crime. Comme la rencontre improbable entre Simenon, le porno gay et Weerasethakul (dont l’ombre plane sur un final assez génial), L’Inconnu du lac utilise son intrigue policière pour ne parler que de cet obscur objet du désir qui conduit à chercher à tout prix des bras, une bite ou une oreille attentive pour échapper à cette maudite solitude qui menace de tout engloutir.

Se dégage du film une grande beauté malgré la crudité des scènes de cul, une approche presque cosmique des rapports humains qui n’exclut ni l’humour, ni l’imaginaire — notamment cette silure mythologique de cinq mètres dont on dit qu’elle rôde dans les profondeurs du lac. Depuis Le Roi de l’évasion, dont il disait qu’il était son «premier film pour le spectateur», Guiraudie semble avoir trouvé la forme juste, à la fois joyeuse et spectaculaire, pour aborder ses tourments et ses angoisses. Du coup, L’Inconnu du lac a de la gueule, du culot et de la tenue, et c’est une formidable nouvelle.

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