À l'Ouest : l'Éden

Du western, genre délaissé et compassé par excellence, la très joueuse Céline Minard tire avec "Faillir être flingué" la matière fictionnelle d'un roman haletant qui dynamite les clichés au service d'une maîtrise formelle toujours aussi impressionnante. Tout en menant une réflexion sur la manière dont les mythes alimentent les rêves, et les rêves le réel. Stéphane Duchêne

Régulièrement considérée comme l'une des voix les plus singulières et les plus libres de la littérature contemporaine – une sorte de maverick qui désosse langue et genre tout à la fois – Céline Minard n'en a toujours fait qu'à sa plume, brandie et abattue comme une épée sur la grande mare des lettres françaises : science-fiction métaphysique (La Manadologie) ou old school (Le Dernier Homme), épique moyenâgeux croisé manga (Bastard Battle), ou sulfureuses embardées baroques et linguistiques (Olimpia, vertigineux) : la Grenobloise fait à peu près tout ce qui ne se fait pas. On fut donc à peine étonné, et à vrai dire réjoui, qu'elle s'attaque, avec Faillir être flingué, au très rebattu et folklorique – surtout vu d'ici – western. Avec, comme à son habitude, à peu près autant de respect que d'irrévérence bouillonnante.

 

Car, bien sûr, les archétypes sont tous là, remplissant un à un le cahier des charges. Loi du "genre" : une imagerie n'est après tout rien d'autre qu'une multiplication de clichés – y compris langagiers et argotiques, son péché mignon. Mais le génie de Céline Minard est d'attraper le mythe de la frontière pour le fondre dans sa quête de la littérature des limites. De jouer avec les lignes de crêtes et les précipices de l'imaginaire. Un imaginaire concret ou une réalité imaginaire d'autant plus faciles à flouter que ce mythe géographique est une reconstruction historique. Un arrangement avec la vérité que films et livres ont contribué à graver dans le marbre d'une mythologie qu'on peut néanmoins sculpter à sa guise. Toujours, il y a chez Minard cette idée que la littérature, la langue, constituent à la fois un territoire, vierge, et une conquête de ce territoire, qui repartirait toujours de zéro, à savoir de la page blanche de l’Histoire et de l'histoire. Comme lorsque l'un des protagonistes du roman, réfugié dans une grotte, contemple des peintures indiennes : « Le plafond de sa chambre improvisée racontait une histoire autant qu’un territoire. Le déplacement de l’œil (…) faisait surgir le monde en le parcourant. »

 

Devenir monde

 

Dans l'épique Le Dernier homme – sur le thème pas moins tarte à la crème du dernier humain sur terre – l'astronaute Jaume Roiq Stevens n'avait d'autre choix que de « devenir monde » pour se le réapproprier à lui tout seul. Même chose ici : par la magie de son écriture – moins hermétique que dans ses derniers romans, car collée aux basques de son sujet tel un éperon au flanc d'un cheval –, Minard ne fait pas de l'Ouest son monde, elle le devient, elle se le goinfre, nous le donne en pâture. C'est qu'il s'agit d'avaler du kilomètre, de faire sienne une terre et donc un (nouveau) monde germant dans une ville nouvelle où tout est à faire, pour nourrir le rêve d'un nouveau départ : « Avancer pour s’enrichir », mantra de la « frontière » qui a sa contrepartie « On ne pouvait donc rien retrouver dans ce monde, ni personne, sans qu’une perte vienne aussitôt poindre son nez ».

 

À l'inverse du héros du Dernier monde, qui se démultipliait en autant de personnages sortis de son cerveau vrillé par la solitude, en même temps qu'il se déployait sur le monde, ceux de Faillir être flingué sont une palanquée, habitent des chapitres séparés qui au fil du récit s'entremêlent habilement, comme en rhizomes inversés. L'auteure, en démiurge panoptique – infiniment habile à brosser leur portrait en quelques mots – les conduit à destination, plaçant toujours la ville sur la fin de leur route.

 

Partir, revenir

 

Là, la vie commence, une communauté d'ex-solitaires devenus solidaires prend forme, malgré les difficultés, les différents, les rancœurs et les fantômes du passé. D'un coup, repartis de zéro, ensemble, tout devient possible. Pas certain non, mais possible. On peut même se surprendre dans les vapeurs d'une maison de bains baptisée « Le Luxe Rudimentaire », à philosopher comme on peut sur l'Amour et le mythe de l'androgynie dans le Banquet de Platon. On peut même sérieusement, à peine arrivé mais bien implanté, repartir d'où l'on vient pour sans cesse revenir, tel Elie, ex-indien d'adoption s'inventant postier à cheval : « il était parti presque à vide vers l'est et les plaines inhospitalières qu'il envisageait d'un œil neuf maintenant qu'il avait à la fois un lieu où revenir et une raison de le quitter ».

 

Ainsi, la morale de Faillir être flingué, véritable réflexion sur le travail et les bienfaits de l'imaginaire et de la langue en tant que moteur du réel, se résumerait en un paragraphe : « (…) Il ne manquait pas de se rappeler (...) que l’ordre des rêves était assez particulier pour ne jamais se réaliser complètement dans le monde (…). Ce à quoi il se répondait invariablement que c’était précisément pour cette raison qu’il fallait imaginer les meilleurs, les plus grandes et les plus belles choses. Parce que de cette façon, même s’il ne devait advenir que la plus infime part de son rêve, elle serait tout de même assez consistante pour les rendre heureux. » Au croisement de la réalité et de la fiction, de la littérature et du mythe, c’est bien cette part d’utopie que Céline Minard essaie de nous insuffler de la plus divertissante et brillante des manières.

 

Céline Minard - « Faillir être Flingué » (Rivages)

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