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Festival des Arcs : Partie 2
Par Christophe Chabert
Publié Lundi 23 décembre 2013
12 years a slave de Steve MacQueen. Au nom du fils de Vincent Lanoo. D'une vie à l'autre de Georg Maas. Gloria de Sebastian Lelio.
Sans surprise, tant le film avait le profil parfait du rouleau compresseur festivalier, c'est Ida de Pawel Pawlikowski — dont on parlait ici — qui a remporté la Flèche de cristal (autrement dit le Grand Prix) du festival du cinéma européen des Arcs. Le jury lui a par ailleurs attribué un prix d'interprétation féminine plutôt généreux, puisque c'est avant tout la cinégénie de sa comédienne principale qui sidère, plutôt que son interprétation au sens strict, soumise au minutage maniaque de Pawlikowski.
Pendant ce temps-là, on continuait à défricher le programme des journées DIRE, avec ce qui était, après le Lars von Trier, le film le plus excitant et attendu de tous : 12 years a slave, troisième long de Steve MacQueen après les chocs Hunger et Shame. Le film est inspiré de la véritable histoire de Solomon Nothrup, homme noir né libre dans les États-Unis sécessionnistes, qui va être drogué, kidnappé puis vendu dans le Sud en tant qu'esclave, ce qu'il restera douze années durant — comme l'annonce le programme du titre.
Même si Hunger était déjà une histoire de martyr aux accents politiques, 12 years a slave marque un virage pour le cinéaste : pour la première fois, le sujet du film est aussi son propos, et le trajet personnel de Nothrup, devenu Platt et soumis à une négation complète de son identité puis de son humanité, a valeur d'édification historique générale sur la question. Sur ce point, le film arrive un peu tard après Django unchained et Lincoln qui, aussi différents sinon antagonistes soient-ils, englobent à eux deux la totalité du propos développé par MacQueen.
L'autre problème du film tient à sa mise en scène, et pointe peut-être les limites du cinéaste. Dans ses deux premiers films, le dogmatisme formel qu'il appliquait relevait d'un mélange très audacieux de contrôle absolu et de lâcher prise expérimental. En se rapprochant d'Hollywood — le film reste toutefois une production indépendante — de ses codes et de son efficacité, la grammaire de MacQueen semble se figer dans un glacis où les plans bordurent l'imagerie pure et simple. En gros, il passe ici de l'évocation poétique et sensorielle à l'illustration appliquée. Surtout, MacQueen ne semble pas être inspiré plus que cela par son personnage et par l'acteur qui l'incarne, Chiwetel Ejiofor. Celui-ci a beau produire d'admirables efforts pour faire ressentir au spectateur la violence de l'injustice qui lui est faite, il semble avant tout se débattre pour exister au milieu des compositions étouffantes du cinéaste. Une des meilleures scènes du film est celle qui traduit le mieux ce paradoxe : pendu de longues heures à un arbre, touchant seulement le sol par la pointe de ses pieds, Platt est littéralement ignoré par les autres esclaves, qui presque tous vaquent à leurs occupations comme si de rien n'était. C'est exactement ainsi que MacQueen filme la scène : un plan large dont Platt occupe le centre, tandis que tout autour s'organise le ballet quotidien des tâches à accomplir. Que doit-on regarder ? Le martyr ou ceux qui font semblant de ne pas le voir ? Et surtout, qu'est-ce qui intéresse le plus le cinéaste dans cette image-là ?
La réponse vient dès qu'arrive dans le récit le nouveau maître de Platt, un exploitant de coton violent, bête et cruel, méprisé par son épouse et fasciné par ses esclaves, notamment une jeune femme dont il a fait sa «protégée». Ce méchant grandiose est incarné par Michael Fassbender, et dès qu'il entre en scène se recrée cette alchimie entre le comédien et le metteur en scène déjà au cœur de Hunger et de Shame. Il faut le dire : Fassbender n'est jamais aussi bon que chez MacQueen, aussi animal, physique et imprévisible ; cela marche dans l'autre sens : MacQueen se transcende dès qu'il doit filmer Fassbender, conscient de la générosité de l'acteur et de sa capacité à bousculer son goût de la maîtrise pour y laisser entrer ambiguïté et incertitude. En cela, et ce n'est pas le moins dérangeant des paradoxes qui hantent 12 years a slave, on finit par avoir plus envie de voir l'esclavagiste que l'esclave, dont on nous explique un peu trop vite le moteur de survie — ne jamais s'effondrer, ne jamais perdre espoir, quitte à accepter l'inacceptable. Meilleur est le méchant, meilleur est le film. La maxime hitchcockienne marche peut-être dans le cadre d'un film de genre — cf Tarantino, encore —, mais elle fait un peu froid dans le dos dans une œuvre qui se pare de vertus didactiques.
Dans ces journées DIRE, il y eût des choses encore plus étranges et inconfortables que ce film-là qui, aussi décevant soit-il, ne se balaye pas d'un revers de main. Par exemple, Au nom du fils du Belge Vincent Lanoo. Cinéaste prolifique au point d'en être un peu insituable — mercredi sort d'ailleurs un autre film de lui, Les Âmes de papier, avec Stéphane Guillon — révélé par Strass et confirmé par son bizarre Vampires avec Julien doré, il signe avec Au nom du fils une satire à l'acide sulfurique sur le fondamentalisme chrétien, le genre de pochade à l'humour noir de chez noir que Dupontel aurait sans doute pu réaliser à l'époque de Bernie, ou que Mocky réaliserait aujourd'hui s'il tournait des films à plus de 15 000 euros.
Est-ce un bon film ? On ne sait trop, à vrai dire, tant son discours boulet de canon prend systématiquement de vitesse toute tentative d'analyse de sa mise en scène, cartoonesque en diable, plutôt chiadée mais annexée à une volonté de ne faire aucun prisonnier. C'est un pastiche gentillet d'une émission de radio catho délicieusement ringarde qui lance le récit, avant que l'on ne découvre, dans un contrechamp hallucinant, que le mari de l'animatrice est en plein entraînement paramilitaire avec son fils pour apprendre à dégommer de l'islamiste et du taliban. Sauf que le paternel finit par se faire lui-même sauter la cervelle par accident en voulant réparer son gun... Ensuite, tout se détraque : le fils se suicide à son tour, découvrant son homosexualité au contact d'un prêtre pédophile. Et c'est finalement la mère qui prend les armes, non sans avoir au préalable massacré façon Gaspar Noé un évêque à coup de théière. Le film s'aventure alors dans une forme de vigilante movie où celle qui au début faisait figure de modérée devient une vengeuse radicale extirpant à coup de Magnum 347 les péchés des curés.
Comme au bon vieux temps d'Hara Kiri, Vincent Lanoo n'y va pas par quatre chemins pour exprimer un anticléricalisme dévastateur et sans nuance — ou presque, car la fin vient enfin apporter une note positive au milieu du pamphlet — fustigeant à tour de plans cette poignée de mabouls se contaminant les uns les autres par leur extrémisme. Reste le délicat problème du premier et du second degré : le film passe sans cesse de la farce pure à un certain sérieux militant, et il aurait sans doute gagné à être plus franc sur la question, le comique grinçant et outré cohabitant finalement assez mal avec l'étude de mœurs réaliste. Plus proche des grands provocateurs belges façon Noël Godin — le mythique entarteur — que de Buñuel, Lanoo n'y va pas avec le dos de la cuiller. Selon ses propres convictions, cela fera hurler de rire ou hurler tout court.
Terminons avec deux films intéressants, quoique frustrants au regard des promesses de leur sujet ou de leur matériau. D'une vie à l'autre de Georg Maas est un nouveau chapitre de la relecture par le cinéma allemand de son passé récent, en l'occurrence la séparation entre l'Est et l'Ouest et l'épreuve, aussi réparatrice que dévastatrice, de la réunification. La question est prise à travers le prisme des enfants enlevés à l'Ouest pour être ensuite placés dans des orphelinats à l'Est. Mais Katrine, la protagoniste du film, n'est pas exactement une victime de cette tragédie-là. Elle n'a fait qu'usurper l'identité d'une autre femme pour pouvoir jouer les espionnes en Norvège au profit de la Stasi. Mais quand le mur tombe et que les archives s'ouvrent, sa double vie et le mensonge qui la fonde risquent d'être révélés au grand jour.
Complexe à raconter, le film l'est encore plus à suivre, notamment dans sa première heure, où les divers visages de Katrine au présent sont complétés par une suite de flashbacks que le cinéaste, dans une tentative de fléchage esthétique du récit façon Soderbergh dans Trafic, reconstitue avec différents supports et tonalités chromatiques. En vain car, malgré l'efficacité à l'Américaine de la mise en scène, on passe un temps fou à essayer simplement de comprendre les enjeux du scénario scène après scène. Dans sa deuxième moitié, les choses se clarifient et l'on peut enfin s'intéresser à ce beau personnage, dont on ne sait jamais si elle a réussi à préserver une forme de sincérité existentielle à l'intérieur de la vaste tromperie qu'elle a orchestrée. Plutôt que de dénouer le mystère de Katrine, le film choisit au contraire de l'opacifier encore ; on ne sait plus si on doit la regarder comme un bourreau froid ou comme la victime d'une époque schizophrène, prise au piège d'un système où les sentiments n'ont pas leur place.
C'est à un autre portrait de femme que se livre Sebastian Lelio dans Gloria. Produit par Pablo Larrain, l'autre cinéaste chilien important du moment, le film révèle un auteur mais surtout une actrice, Paulina García, au bas mot exceptionnelle. Divorcée presque sexagénaire, Gloria passe ses nuits à tromper sa solitude dans les bars, les terminant avec des hommes qui s'évaporent aussitôt, la laissant au petit jour encore plus amère. Lorsqu'elle rencontre Rodolfo, vieux beau qui, enfin, lui témoigne de l'amour, elle pense sortir de ce cercle vicieux. Plus dure sera la chute, comme on dit...
Le scénario, comme la mise en scène, place Gloria au cœur des plans, faisant tout tourner autour d'elle. Lelio est absolument magnétisé par la capacité du personnage et de la comédienne — les deux fusionnant littéralement à l'écran — à rendre tout, même le plus banal et insignifiant, passionnant. Qu'elle chante une chanson populaire dans sa voiture, qu'elle s'étourdisse sur le dancefloor, qu'elle ressasse dans un dîner ses griefs personnels, qu'elle se retrouve prise en étau entre son désir de croire à l'amour et sa lucidité face à un amant qui, de toute évidence, ne pense qu'à fuir, Gloria / García se donne à corps perdu dans le film, comme autrefois Gena Rowlands ou Barbara Loden habitaient Une femme sous influence ou Wanda.
Gloria, toutefois, ne dépasse jamais vraiment cette fascination pour déboucher sur un trajet romanesque fort ; quant à la mise en scène, elle relève du dispositif répétitif plutôt que d'un geste fort, et tout cela marque la limite du film de Lelio. En tout cas, aux Arcs, les femmes auront été au cœur de la plupart des films vus — même quand il s'agissait de leur en mettre plein les gencives comme chez De la Iglesia. Est-ce un aperçu de l'année cinématographique qui s'annonce ? Sans doute, sans doute...
Christophe Chabert
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