Quentin Dupieux, artiste hors-la-loi

Wrong Cops
De Quentin Dupieux (Fr, 1h25) avec Mark Burnham, Marilyn Manson...

Que ce soit au cinéma avec "Wrong cops", sa nouvelle folie, ou dans la musique électronique en tant que Mr Oizo, Quentin Dupieux confirme qu’il est désormais une figure incontournable et en même temps insituable, ne répondant qu’à une seule loi : la sienne. Christophe Chabert

L’adage est connu : tout succès repose sur un malentendu. Dans le cas de Quentin Dupieux, le malentendu tient du hold-up : après avoir bricolé une entêtante boucle électronique intitulée Flat Beat — le «rythme plat» — illustrée avec une marionnette grossière, Flat Eric, il est contacté par Levi’s qui souhaite reprendre ce tube minimaliste et le personnage qui l’accompagne pour vendre ses jeans. La pub deviendra culte et Dupieux, qui se fait alors appeler Mr Oizo, va être emporté sans le vouloir par le courant French Touch.

Son premier album, Analog Worms Attack, creuse cette veine de techno bricolée, bizarre et rugueuse qui, quand on l’écoute de près, est tout sauf commerciale. Dupieux ramasse le magot empoché grâce à la pub, aux ventes de disques et à ses prestations de DJ, puis part en Espagne tourner un film autofinancé défiant les règles de la narration : Nonfilm, moyen métrage de 44 minutes qui annonce, de façon visionnaire, la disparition du cinéma traditionnel et de ses outils.

Un Steak dans ta face

Ça pourrait ressembler au suicide d’un type dont la consécration précoce aurait entraîné une mégalomanie furieuse ; c’est en fait le parcours très logique d’un artiste mettant un point d’honneur à la défier, la logique. Alors que la French Touch entre dans une phase régressive, festive et nostalgique, Mr Oizo proclame son envie d’avant-garde et d’expérimentations ; et tandis que le cinéma français cultive un jardin propret fait de conformisme thématique et de corporatisme technique, Quentin Dupieux cherche à y importer les deux principes de la musique électronique : bosser avec les moyens du bord et faire des films apatrides visibles par des spectateurs — allumés — dans n’importe quel pays du globe.

Pour en arriver là, il a dû passer par une grosse déconvenue. Fans de Nonfilm, Eric et Ramzy contactent Dupieux et lui demandent de leur écrire un film ; ils entraînent dans l’aventure le redoutable Thomas Langman, qui venait de produire avec le tandem le nullissime Double zéro. Langman pensait sans doute enchaîner avec un autre nanar prêt à cartonner au box-office ; or, Steak est totalement l’inverse : un objet unique et radical où l’humour très particulier de Dupieux trouve un relais parfait dans le jeu décalé de Ramzy Bédia et Éric Judor, dont le cinéaste prend un malin plaisir à briser le duo à l’écran.

Dans un futur proche et un pays non identifié — une Amérique qui parlerait Français — des adolescents à la trentaine bien tapée ont formé une bande nommée les Shivers ; ils s’habillent tous pareils, ont adopté des codes qu’ils sont les seuls à comprendre, ne boivent pas, ne fument pas et ne couchent qu’avec des filles refaites — eux-mêmes sont des adeptes de la chirurgie plastique. Avec des dialogues bidonnants — «Le dernier arrivé est fan de Phil Collins !» — et des séquences d’anthologie — Sébastien Tellier en handicapé physique qui kidnappe la fille d’une riche bourgeoise — Steak impose ce qui deviendra le principe du cinéma made in Dupieux : un monde où toutes les valeurs sont inversées, où le conformisme devient la hype, où l’illégal devient légal, où l’interdit devient la norme.

On dit "impose", mais cela n’a rien d’une évidence ; visiblement déroutés par le résultat, Langman et son distributeur envoient le film au casse-pipe, le sortant la semaine de la Fête du cinéma comme un énième produit opportuniste mettant en valeur des comiques populaires. Conséquence : les amateurs d’Eric et Ramzy vont le détester, les cinéphiles n’iront pas le voir et Steak se traînera longtemps l’étiquette de film débile et une des pires notes jamais données par les internautes d’Allociné !

Un pneu, beaucoup…

Après cet échec, Dupieux repart pour ainsi dire à zéro : il fait ses bagages direction Los Angeles, où il vit toujours aujourd’hui ; il sort un troisième album rageur, Lambs Anger, où il attaque Flat Eric au rasoir façon Un chien andalou sur la pochette ; il fait la rencontre de celui qui deviendra son fidèle producteur, Grégory Bernard ; et il a une intuition géniale, que seul un cinéaste ayant grandi dans le bain de l’électro, sa culture du home studio et des samplers domestiques pouvait avoir : grâce à l’appareil photo Canon 5D et sa fonction vidéo, on peut faire un film sans passer par la lourde machinerie du cinéma traditionnel. De tout cela naîtra Rubber, manifeste pour un cinéma sans loi qu’expose en préambule un flic cinéphile via la théorie du «No reason», variante malicieuse et post-moderne de la suspension d’incrédulité.

Mise en pratique immédiate : Rubber raconte la cavale sanglante d’un pneu télépathe, vengeur et amoureux dans un road movie où la bagnole et son conducteur auraient fusionné dans une seule roue de secours. Pendant ce temps, des spectateurs regardent avec des jumelles le film se dérouler en vrai, puis meurent après avoir mangé une dinde empoisonnée. Dupieux supprime la caméra, puis la projection, puis le public : que reste-t-il ? L’illusion d’un pneu qui, tels les singes à l’aube de l’humanité dans 2001, se réveille et découvre sa puissance au milieu d’une nature sauvage…

Rubber provoque une mini-émeute lors de sa présentation en séance spéciale à la Semaine de la critique et fédère une communauté de fans au fil de ses sorties salles et vidéo. Profitant de ce regain de popularité et surtout de cette liberté nouvelle, Dupieux met en chantier plusieurs projets qui semblent découler les uns des autres. D’abord Wrong, son meilleur film à ce jour, celui où il pousse l’absence de logique à son point culminant en en faisant une sorte de logique parallèle — le réveil qui passe de 6h59 à 6h60, la pluie qui tombe à l’intérieur d’un bureau alors qu’il fait soleil à l’extérieur… Ensuite Wrong Cops, d’abord simple court-métrage avec Marylin Manson au naturel, qu’il complète avec d’autres histoires de «flics pourris». Et enfin Réalité, qui marque son retour en France — Alain Chabat est au casting, aux côtés du fidèle Éric Judor — et pourrait bien aller jouer les invités surprises au prochain festival de Cannes.

«Quel costume ?»

Et Mr Oizo dans tout ça ? S’il continue à remplir les salles en live (il sera d'ailleurs à l'affiche de Reperkusound le 20 avril) et à sortir des albums qui se vendent décemment, son aura est aujourd’hui moindre que celle de ses amis Gaspard Augé de Justice et Sébastien Tellier, dont le succès est autant lié à une habile mise en scène de leur propre image qu’à la qualité intrinsèque de leur musique. Soit la version contrôlée et consciente du malentendu Flat Beat, où la pub ne viendrait plus d’une marque extérieure mais serait intégrée au projet artistique…

À cela, Dupieux répond de manière insolente dans Wrong Cops. Éric Judor y incarne Rough, un policier qui compose de la techno chez lui durant son temps libre. Pour rendre service à un collègue, Rough accepte de "garder" un type blessé par balles dont la douleur n’est soulagée que lorsqu’il écoute de la bonne musique et qui va, un peu par hasard, améliorer un de ses morceaux pour en faire un tube. Fier de lui, Rough va présenter la démo à un producteur ; qui se retrouve donc devant un flic borgne et un mec baignant dans son sang, et trouve le concept super vendeur en termes d’image. «Vous avez les 90% nécessaires pour faire un succès. Il vous manque les 10% restants : le talent».

Cet éclair de lucidité dans un film qui emprunte les voies les plus incongrues ressemble au commentaire de Dupieux sur les dérives de l’industrie musicale, où l’important c’est le «costume», pas la musique. En cela, Wrong Cops, derrière ses allures récréatives et potaches, est sans doute le film où Dupieux parle le plus ouvertement de lui et de sa double identité de cinéaste / musicien. D’ailleurs, la Bande Originale de Wrong Cops sert aussi de Best Of à Mr Oizo, comme si Dupieux avait réuni ses alias dans un même geste artistique, réglant pour de bon le malentendu initial et affirmant son envie de construire une œuvre au-delà des catégories, des genres et des modes.

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