Daniel Johnston : pop heart

Art in pop

Magasin CNAC

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Exposition / Les voies qui vont du rock aux arts plastiques sont hautement pénétrables. Mais parmi les musiciens pop exposés au Magasin à l'occasion d'"Art in Pop", il en est un qui matérialise mieux que personne les ponts entre ces deux mondes qui n'en font qu'un : l'icône folk indé culte Daniel Johnston, fou chantant et dessinateur compulsif. Un artiste total dont l'œuvre brute et obsessionnelle est en prise directe avec une personnalité perturbée, sans filtre et sans filet. Au risque de la chute, sans fin. Stéphane Duchêne

C'est un fait : à 53 ans, mentalement et physiquement ravagé, l'Américain Daniel Johnston est – et ce depuis 30 ans – un musicien culte, icône de la branche folk lo-fi célébrée par tous ses pairs et autant d'héritiers en quête du même graal mélodique à l'évidence désarçonnante et à la singularité bancale. Un culte qui culmina il y a 10 ans avec The Late Great Daniel Johnston : Discovered Covered, best of et album de reprises où ses versions originales regardent en miroir leurs jumelles, si belles dans les mains de Eels, Beck, Calvin Johnson, Sparklehorse et The Flaming Lips.

Captain America & co

Mais bien avant la musique, il y eut le dessin et la peinture. Car comme dans l'hymne starmaniaque, Daniel Johnston a toujours voulu être un artiste. Mieux, il est né artiste, esprit fantaisiste dans une famille de bigots un peu effarés. Au lycée, en Virginie-Occidentale, Johnston a déjà sa petite réputation et il aime ça. Celle d'un type à part, timide mais drôle, surdoué, cabot, farfelu et provocateur, qui aime réaliser des films en Super 8 où il parodie les travers autoritaires de sa mère – qu'il incarne lui-même. Daniel Johnston est un créatif.

Problème, il n'est que ça, ne pense qu'à ça et n'est, à vrai dire, pas fichu de faire autre chose. Déjà, il vit dans un monde de mythes, de fantasmes et d'obsessions. Pour les Beatles d'abord, à la découverte desquels il se met à enregistrer compulsivement des morceaux qui réinventent la lo-fi. Pour les comics de Jack Kirby (le père de Captain America). Pour la religion. Pour une certaine Laurie Allen aussi, girl next door typique malheureusement fiancée à un croque-mort.

De l'amour – à l'unilatérale – de sa vie, Johnston fera le terreau artistique de 90 % d'une œuvre dans laquelle d'autres figures se partagent son esprit : bibliques (le Diable, Jésus), pop (Captain America, Casper le fantôme, Frankenstein) ou de son invention comme Jeremiah The Frog (grenouille mutante que l'on retrouve sur la pochette du fondateur Hi, How Are You, dont Kurt Cobain immortalisera le tee-shirt), Joe le boxeur trépané et décérébré – au sens propre du terme – et son double maléfique Vile Corrupt. Lesquels, on l'apprendra plus tard, se sont bel et bien livrés à un combat homérique dans l'esprit de Daniel Johnston.

Voyage paisible

Car parallèlement au petit culte alternatif qui se développe autour de sa musique et de son univers, peu à peu Johnston, en réalité maniaco-dépressif, déraille. Nouvellement installé à Austin (Texas) à la fin des années 80, il passe par hasard sur MTV, devenant ainsi une petite célébrité. Une supposée prise d'acide plus tard et c'est le grand saut dans la folie et la crise mystique. Il est obsédé par le démon, le voit partout, se livre à des sermons hallucinés sous les yeux incrédules de ses amis, est interné à plusieurs reprises – notamment après avoir poussé une personne âgée à se défenestrer. La suite n'est que succession de concerts surréalistes et de crises de démence. De phases maniaques et de replis légumineux.

De fait, Daniel ne redescendra jamais vraiment. Il manque pourtant de le faire pour de bon, en mode crash, quand un soir de 1990, après un triomphe au festival South by Southwest à Austin, son père le ramène en Virginie-Occidentale dans son avion privé. En plein vol, Johnston, qui a arrêté en cachette son lourd traitement, est pris d'une obsession pour une BD de Casper où le gentil fantôme fait du parachute : il veut sauter en marche, attrape les clés du coucou et les jette par la fenêtre. L'avion tombe à pic mais Bill Johnston, ancien pilote de guerre, parvient à le poser. Le père et le fils sont indemnes et Johnston fils est renvoyé illico en HP. Sur le chemin de l'internement, le panneau d'une église évangélique énonce, en une ironie invraisemblable : « Dieu fait la promesse d'un atterrissage sans dommage, pas d'un voyage paisible. » À se demander si c'est Johnston qui est fou ou Dieu qui a un programme pour lui.

À sa sortie, Johnston est attendu mais refuse un pont d'or d'Elektra records au prétexte que le label héberge Metallica, un groupe « sataniste » qui lui fait craindre d'être assassiné. Bref, ça va mieux mais mal. Il enregistre néanmoins avec plusieurs pointures et signe – alors qu'on le pensait incapable de composer à nouveau – le magnifique Fun (1995), qui ne se vend pas du tout. Contrairement à ses dessins. À peine exposé avec trois bouts de scotch dans les galeries branchées des capitales culturelles, puis dans les musées (comme le Whitney Museum à New York en 2006), tout ce qui est signé Daniel Johnston s'arrache. Matt Groening, père des Simpsons, le tient en aussi haute estime que Bowie ou Cobain vénèrent sa musique.

Outsider art

De fait chez Johnston, musique et dessin sont la face d'une seule et même pièce, l'expression d'une forme d'art brut exécutée de manière compulsive (des centaines de chansons, des milliers de dessins), le fruit d'une sincérité absolue évidemment induite par l'état mental de leur auteur. Mais aussi le substrat du bouillon de culture pop qui agite ce cerveau à part, combiné à l'instinct propre à cet outsider art qui engendra des artistes comme Henry Darger (œuvre monumentale de 15 000 pages pleines de cow-boys trucidant des fillettes) ou Martin Ramirez, autre schizophrène.

L'approche technique est également la même : à la lo-fi de l'enregistrement, aux cassettes en exemplaire unique (que Johnston réenregistrait intégralement à chaque demande d'une nouvelle copie, convoquant sans le vouloir la question de la reproductibilité technique de l'œuvre d'art) répond la low-tech et le "Do it yourself" du dessin au feutre, au stylo à bille ou à la gouache, allié à la simplicité du support. Sans filtre, sans dispositif lourd, l'acte créatif passe directement du cerveau à la main (le pinceau, le piano), s'affranchissant des carcans de la conscience, touchant du doigt cet absolu qu'est l'innocence, en même temps que la souffrance de l'obsession.

Une innocence en butte avec le Mal qui, chez Johnston, se matérialise d'une manière troublante dans le gouffre qui sépare cet esprit juvénile et un corps de vieillard obèse et tremblant détruit par les traitements. Quelque chose se trame en Daniel Johnston qui n'est plus en prise avec le temps ou alors de manière contradictoire : comme si son esprit voyageait dans le temps en marche arrière dans un corps qui vieillit en accéléré. Comme si son don créatif s'était doublé d'une malédiction, d'un Vile Corrupt, entre pacte faustien dégénéré et Dorian Gray inversé dont le corps payerait un lourd tribut pour cet art de l'éternelle jeunesse resté immuable et intarissable. Tout ceci merveilleusement résumé tant dans ses dessins de super-héros triomphants et de figures mutilées que dans sa plus belle chanson où il psalmodie : « some things last a life time ».

Art in pop, jusqu'au dimanche 4 janvier 2015, au Magasin

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