Cannes 2015 : une compétition la tête à l'envers

Entre déceptions, ratages et réussites inattendues, la compétition du 68e festival de Cannes est, à mi-parcours, encore difficile à cerner, le renouvellement souhaité n’ayant pas toujours porté ses fruits. Mais on peut déjà en dégager deux films majeurs : "Le Fils de Saul" de László Nemes et "Carol" de Todd Haynes. Christophe Chabert

En laissant à la porte de la compétition quelques très grands auteurs contemporains (Arnaud Desplechin, Apichatpong Weerasethakul – dont on s’apprête à découvrir le nouveau film) pour faire de la place à des cinéastes encore jeunes et parfois novices dans la "top list" du festival, Thierry Frémaux avait pris le risque assumé de surprendre.

À mi-parcours, on ne se hasardera pas à faire de généralités, ni même à lancer de grandes phrases définitives sur la réussite d’une telle position, car chaque exemple semble produire son contre-exemple, tel metteur en scène acclamé et palmé pouvant livrer une de ses œuvres les plus abouties pendant qu’un autre, au statut similaire, se fourvoyait dans une énorme plantade. Idem pour les nouveaux venus : si la plupart ont peiné à justifier l’honneur qui leur a été fait, c’est pour l’instant un premier film qui a fait la plus forte impression au sein de la compétition.

Promotion ratée

À la case déceptions, s’empilent déjà les noms de Yorgos Lanthimos et Joachim Trier. Avec The Lobster, Lanthimos montre dès son quatrième film, pourtant tourné dans des conditions bien plus confortables que les précédents (notamment une pluie de stars au casting, de Colin Farell à Léa Seydoux en passant par Rachel Weisz), les limites de son cinéma. Son goût du concept et de la fable provocatrice (ici, un monde où le célibat est proscrit, sous peine de se voir transformer en animal) a bien du mal à dépasser l’empilement d’idées pour se rassembler en une histoire ; quant à la mise en scène, elle lorgne tellement vers la contemporanéité théâtrale et chorégraphique qu’on a parfois l’impression d’assister à un spectacle autarcique, construit en saynètes absurdes ou signifiantes. Du coup, on picore les éclats du film plus qu’on en déguste le cœur – c’est peut-être là la vraie métaphore du « homard » : peu de chair, beaucoup de carcasse.

Joachim Trier, lui, n’est pas parvenu à transplanter son cinéma délicat et poétique aux Etats-Unis ; Plus fort que les bombes ne retrouve jamais la grâce d’Oslo 31 août, se rapprochant plutôt d’un académisme Sundance très artificiel, surécrit et filmé avec beaucoup d’effets de manche. Trier a beau brasser les traumas (un lourd secret familial lié à la mort d’une mère photographe de guerre, qui va gangrener les rapports entre un père et ses deux enfants) et nimber le tout d’une panoplie stylistique allant de l’onirisme au récit dans le récit, Plus fort que les bombes ne se dégage jamais d’une sensation de déjà-vu et d’anodin. Même le casting est inégal ; si Jesse Eisenberg est excellent, Gabriel Byrne et Isabelle Huppert ne trouvent jamais la note juste pour faire exister leurs personnages.

On ne parlera pas de déception concernant Maïwenn, mais plutôt de constance : Mon Roi n’est ni meilleur, ni pire que Polisse ; il en est la prolongation logique, l’autopsie d’un couple à la dérive remplaçant celle de la justice pour mineurs. Dans les deux cas, c’est une sorte de Pialat pour les nuls ou de télévision améliorée où les clichés, l’hystérie et le mauvais goût feraient office de signature. Toutefois, Maïwenn se montre une nouvelle fois une formidable directrice d’acteur : après JoeyStarr, c’est Vincent Cassel qui brille ici, dans une composition à la Depardieu d’un pervers narcissique flamboyant, inquiétant et séduisant, sa meilleure prestation à l’écran depuis les Mesrine.

Deux cinéastes ont eux finis dans le fossé : Matteo Garrone avec son Tale of tales et surtout Gus Van Sant, dont La Forêt des songes fait figure d’intrus dans la compétition. Si le cinéaste italien révèle une nature opportuniste qu’on soupçonnait déjà avec Gomorra et Reality en se lançant dans une forme d’héroïc fantasy auteuriste aussi laide qu’ennuyeuse, Van Sant se fourvoie complètement avec ce conte new age au scénario pourrave, aussi impersonnel dans le fond que dans la forme. C’est très simple : ce genre de pâtisserie industrielle finit en général en VF dans les multiplexes, sinon directement dans les bacs DVD, rarement en compét’ à Cannes.

Au nom de la mère, de l’amante et du fils

À l’inverse, Nanni Moretti affiche avec Mia madre une maîtrise souveraine de son cinéma, certes classique, mais désormais capable de déplacer des montagnes : comme ici mélanger à égalité la tragédie (bouleversante) et la comédie (hilarante) pour réussir un beau portrait de femme dans un entre-deux, devant affronter conjointement un comédien américain capricieux (John Turturro, génial) et la mort annoncée de sa mère. Plein de tact et de pudeur, le film évite tous les travers qui furent parfois ceux de Moretti : pas d’égocentrisme ni de grande leçon, juste une profonde vérité humaine.

Todd Haynes aussi parvient à une étonnante maturité avec son superbe Carol. Tiré d’un livre de Patricia Highsmith, il raconte la passion qui va dévorer deux femmes dans les années 50, et les obstacles posés par leur entourage et les normes sociales qu’elles tenteront de surmonter. Laissant de côté ses références jusqu’ici encombrantes, Haynes lie dans un geste d’une pureté et d’une fluidité totales son sujet, sa mise en scène et ses actrices (Rooney Mara et Cate Blanchett) pour créer un mélodrame parfait, construit avec une patience hitchcockienne et un sens de l’espace et de la durée qu’on ne soupçonnait pas chez le réalisateur.

Mais le grand choc de ce début de festival est venu d’un premier film hongrois signé László Nemes, Le Fils de Saul. Un choc qui ne tient pas seulement à son sujet, aussi fort soit-il (la peinture d’un camp d’extermination du point de vue d’un membre du Sonderkommando) ; c’est avant tout une affaire de mise en scène, Nemes reprenant le principe immersif imaginé par Alfonso Cuarón dans Les Fils de l’homme pour coller au plus près de son protagoniste. Celui-ci accomplit les basses besognes des nazis jusqu’à ce qu’il se retrouve en face d’un miracle : un enfant qui survit brièvement aux chambres à gaz, et dont il cherchera ensuite à inhumer la dépouille selon les rites du kaddish. C’est bien la caméra qui raconte son parcours, la flamme qui s’allume en lui, les horreurs qu’il traverse sans vraiment les voir – tout le mécanisme du camp visant à faire disparaître la trace des juifs exterminés se devine dans les arrières plans flous et la bande-son, outil principal pour sculpter le hors champ. Un film magnifique, inoubliable, candidat évident à la Caméra d’or (et plus si affinités avec le jury présidé par les frères Coen).

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