Kraftwerk : poupées de son

Kraftwerk : poupées de son
Kraftwerk 3D

MC2

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La MC2 reçoit, le temps d'un exceptionnel concert en trois dimensions, le groupe qui a fait entrer les musiques amplifiées dans l'ère numérique : Kraftwerk, quatuor allemand dont les compositions matricielles ont été aux musiques électroniques ce que les chansons des Beatles furent à la pop. Retour sur quarante ans d'une carrière visionnaire. Benjamin Mialot

L'an passé dans Adieu au langage, Jean-Luc Godard, équipé d'un dispositif stéréoscopique de son invention, nous faisait redécouvrir le monde comme on ne sait plus le regarder : libéré de la platitude des écrans, rendu à la beauté de ses aspérités naturelles. Autre bricoleur de génie s'il en est, Ralf Hütter s'apprête lui à nous montrer celui de demain comme on ne l'a jamais vu, du fond d'un tout autre type de salle obscure : la salle René Rizzardo de la MC2, où il donnera ce vendredi avec Kraftwerk un concert en 3D, expérience de spectateur inédite et, surtout, synthèse de quatre décennies d'incubation et de suivi de la dernière grande révolution musicale en date.

Retour vers le futur

Synthétiser justement, composer, donner matière à ce qui n'en a pas, est une obsession qu'a cultivée ce claviériste dès le conservatoire. Celui de Düsseldorf, où il rencontre au tournant des années 1970 le flûtiste Florian Schneider, de six ans son aîné, dans un cours d'improvisation, pratique alors considérée comme un vecteur d'affranchissement de la pop anglo-saxonne par toute une génération de musiciens teutons – ironie du sort, c'est la presse musicale britannique qui baptisera ces expérimentations germanocentrées "krautrock". Les deux jeunes hommes ne céderont pas leur part du plat de choucroute (kraut), d'abord au sein d'un éphémère quintette baptisé Organization, puis en fondant Kraftwerk («centrale électrique»), formation dont le line-up ne se stabilisera qu'en 1975 (deux membres de passage iront d'ailleurs fonder un autre modèle du genre, Neu!), soit un an après la sortie d'Autobahn.

Propulsé par le morceau éponyme, road trip illustratif et cristallin de plus de vingt minutes, ce quatrième album est le premier à transformer la passion de Hütter et Schneider pour les mises en espace avant-gardistes de Stockhausen, les mélodies frivoles des Beach Boys, l'esprit de fronde des protopunks de Detroit (là où, en un magnifique retour des choses, naîtra la techno une petite décennie plus tard) et le progrès, fut-il à usage collectif (ici l'autoroute, invention allemande que la pochette du disque figure expressément comme une cathédrale) ou individuel (les synthétiseurs, qui imitent pour l'heure klaxons et accélérations ; le vocoder, qui deviendra une marque de fabrique), en une vision sonique du futur. Si bien que tout ce qui le précède, pourtant déjà en rupture avec les aspirations plus psychédéliques de leurs compatriotes et confrères d'expérimentation de Tangerine Dream, Can ou Amon Düül II, est désormais introuvable.

Le soulèvement des machines

Quatre autres manifestes pour un monde allant de l'avant suivront ce démarrage aussi retentissant qu'incompris – son systématisme, à rebours des conventions mélodiques et vestimentaires de la musique populaire d'alors, fut étrillé par la critique : Radio-Activity (1975), Trans-Europe Express (1977), The Man-Machine (1978) et Computer World (1981). Autant de disques de science-fiction intemporels et surtout indatables où, sur fond de mantras polyglottes et déshumanisés (parfois littéralement, quand le groupe a recours à des logiciels de synthèse vocale), de rythmes à la précision de codes binaires et de mélodies dont l'élégance et la pureté tiennent plus du design que du solfège, Kraftwerk s'émerveille des champs de possibles que défrichent ses semblables... et s'inquiète de ce qui peut se terrer sous eux.

Radio-Activity est ainsi à la fois un tableau de désolation nucléaire (précédé d'un bruit de compteur Geiger, son titre éponyme sera traduit en japonais pour les besoins d'un concert de protestation contre les manipulations atomiques post-Fukushima) et une apologie du "wireless", canal de communication privilégié de nos quatre échappés des chaînes de montage, y compris sur le plan symbolique. En 2012, au moment où le Museum of Modern Art de New York invitait Kraftwerk à interpréter l'intégralité de sa discographie à raison d'un enregistrement par soir, Ralf Hütter expliquait en ces mots l'humilité que lui inspire le fait que ses travaux aient servi de prototypes à d'autres : « Nous ne sommes pas tant intéressés par la propriété que par la participation. Nous émettons. Certaines de nos idées sont des ondes radio. Nous sommes à la fois l'antenne qui capture l'information et le transmetteur qui la fait circuler. »

De circulation, il en est aussi question dans Trans-Europe Express, qui déplace la "wanderlust" (bougeotte) mécanique d'Autobahn sur des rails (faisant au passage voler en éclats symboliques le funeste Mur) et résonne au gré de quelques allures martiales avec les voyages ferroviaires sans retour de l'Holocauste. Computer World accompagne lui le développement de l'informatique personnelle tout en préfigurant ses dérives antisociales (en particulier sur Computer Love, qui aurait eu toute sa place sur la bande originale de Her, la comédie romantique à variable virtuelle de Spike Jonze). Quant à The Man-Machine, l'album le plus dansant de Kraftwerk, il n'envisage pas tant l'avènement de la robotique comme un nouveau stade d'évolution que comme le prélude à l'extinction de l'espèce humaine, le groupe joignant le geste à la parole en confiant l'interprétation scénique du single The Robots à des automates.

Real Humans

Cette exploration créative et ambivalente de l'avenir, qui influencera des artistes aussi importants et divers que David Bowie (on ne part pas se ressourcer à Berlin par hasard), Depeche Mode, Aphex Twin, Björk ou Jay-Z et, donc, les pères fondateurs de la techno (Kevin Saunderson, Derrick May et Juan Atkins ont pris sa mesure via les playlists de l'animateur radio The Electrifying Mojo), Kraftwerk l'a en effet poussée jusque dans son imagerie, mélange de constructivisme, de provocation crypto-nazie et de cachotteries arty – comme l'effacement derrière des mannequins aussi inquiétants que les "hubots" de la série suédoise Real Humans. Mais aussi dans ses prestations scéniques, performances totales qui voient pourtant Hütter et ses clones, figés tels des Playmobil en fil de fer ou des "cosplayers" de Tron derrière leurs pupitres de lumière, en faire le minimum – leur double album live s'intitule à bon droit Minimum Maximum. Un comble pour ces passionnés notoires de cyclisme qui, en 2003, à l'occasion du centenaire du Tour de France, mirent fin à dix-sept ans de silence discographique avec une collection de variations sur un véritable hymne à l'effort sans circuits ajoutés enregistré vingt ans plus tôt (Tour de France Soundtracks).

L'écrivain Isaac Asimov, prophète incontesté du devenir machine (il fut le premier à employer le mot "robotique"), décrivait le robot comme « une machine fabriquée pour imiter de son mieux l'être humain ». Kraftwerk, dont Hütter est depuis 2008 la seule pièce d'origine, aura respecté cette définition jusque dans ses contradictions, souvent volontaires et humoristiques (Radio-Activity, par exemple, se clôt sur un morceau appelé Ohm Sweet Ohm). Il lui est ainsi arrivé de décrire Kraftwerk comme « un organisme vivant ». Avant d'ajouter : « Une musique n'est jamais terminée. Elle redémarre le lendemain. Un disque est juste un disque. Nous préférons les programmes avec lesquels nous pouvons opérer. Nous opérons, nous améliorons, nous mettons à jour en permanence. » Manière de dire que, si les robots seront bel et bien parmi nous ce vendredi, ils seront aussi, par leur insatisfaction et leur perfectionnisme, ainsi qu'a pu le clamer l'un de leur plus identifiables modèles dérivés (Daft Punk, qui a poussé dans ses retranchements leur esthétique de l'effacement derrière la musique), humains après tout.

Kraftwerk, vendredi 13 novembre à 20h à la MC2

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