"Steve Jobs" : Boyle et Sorkin réinventent le biopic

Steve Jobs
De Danny Boyle (ÉU, 2h02) avec Michael Fassbender, Kate Winslet...

Après s’être notamment égaré en racontant les tribulations gore d’un randonneur se sciant le bras pour survivre (“127 heures”), Danny Boyle avait besoin de se rattraper. Il fait le job avec une évocation stylisée du patron d’Apple, première super-pop-star économique du XXIe siècle. Vincent Raymond

« Penser “différent” »… Érigé en précepte par Steve Jobs lui-même, le slogan exhortant à la rupture créative et intellectuelle semble avoir guidé le scénariste Aaron Sorkin et le réalisateur Danny Boyle dans ce travail d'adaptation de la biographie (autorisée) du charismatique fondateur d’Apple : un pavé signé par Walter Isaacson détaillant par le menu l’existence de Jobs et listant les innovations à mettre à son actif. Plutôt que de se lancer dans une illustration chronologique standard, visant l’exhaustivité en suivant le sempiternel et prévisible « sa vie, son œuvre », l’un et l’autre ont emprunté un chemin de traverse.

Jobs ayant été, au-delà de toutes les controverses, une manière de stratège imposant sa vision d’une réalité distordue (et finalement, modelant la réalité à ses désirs), Sorkin et Boyle lui ont donc taillé un écrin biographique hors norme. Pour le cinéaste, cela passait par l’abandon de marques de fabrique virant au tic, comme les effets de montage épileptoïdes ou le recours à une bande originale utilitaire, marqueur temporel ou folklorique. Pour l’auteur du script, par la conception d’une sorte de mise à jour logicielle du biopic traditionnel – on est las de ce mode ancien.

Un sursaut nécessaire dans l’art de dépeindre une vie à l’écran, aussi décisif que le passage de l’hagiographie lénifiante d’antan à la biographie objective et nuancée, et qui aboutit à cette évocation épurée, ce concept minimaliste de biopic ultra-métonymique. Car ici, trois instants-clés suffisent à croquer l’homme à la pomme ; trois moments décisifs qui, non seulement, ont bouleversé sa trajectoire personnelle, mais infléchi la destinée de son entreprise – voire, par ricochet, la société de consommation.

Strict jusqu'au trognon

Trois actes se déroulant en temps réel sans donner pour autant une impression de théâtre filmé. Chacune des séquences composant Steve Jobs se situe en effet dans les coulisses d’un de ces lancements (Macintosh 1984, NeXT 1988, iMac 1997) dont le PDG était friand, et durant lesquelles il se plaçait à côté de ses nouveautés électroniques, sous les feux des projecteurs. Des événements spectaculaires contribuant à édifier la statue du Jobs convivial dealer de jouets magiques et futuristes ; à lui conférer un statut de star du nouveau siècle. Au point, d’ailleurs, qu’il finit par en adopter rituels et attributs – telle son immuable garde-robe. N’étaient ces satanés ordinateurs, on croirait partager l’intimité d’une vedette des planches avant sa représentation, entre Opening Night (1978) de Cassavetes et Birdman (2015) de Iñarritu !

Saturée d’adrénaline, labourée par les techniciens effectuant les ultimes réglages précédant le lever de rideau, cette ambiance de frénésie contenue catalyse la cristallisation des contentieux et l’expression des secrets relégués dans le filigrane des jours ordinaires. Au cours de longs échanges, éraflés par de brefs flash-backs surgissant comme des gifles, Jobs solde ses comptes avec ses proches : son ex-compagne et mère de sa fille Lisa (longtemps non reconnue), son ancien alter ego Steve “Woz” Wozniak ou encore John Sculley, le PDG qu’il avait débauché de Pepsi et qui le vira.

Ceux-ci apparaissent soit comme des pions servant son ambition de perfection, soit comme des obstacles l’entravant – les machines ne sont donc pas seules à raisonner en mode binaire. Parano, mégalo et obsessionnel, Jobs ne s’embarrasse d’aucune considération affective, excepté lorsqu’il s’agit de sa fille : l’écho de sa propre jeunesse d’enfant adopté, combiné aux injonctions de la justice et de sa garde rapprochée, le poussent à lui délivrer des preuves d’amour. Mais il n’y parvient que d’une manière geek, c’est-à-dire logoté d’une pomme.

Supposé ne montrer que les montées au pinacle du capitaine d’industrie, Steve Jobs révèle en creux les faillites d’un individu incapable d’entretenir un lien humain, ne s’accomplissant qu’à travers l’harmonie rassurante et symétrique d’un appareil designé par ses soins. D’un être, enfin, qui eût sans doute aimé rêver de moutons électriques, mais que la maladie rappela ironiquement à sa condition humaine et organique…

Des pépins avant la pomme

Aussi froidement splendide que méthodiquement réalisé, Steve Jobs revient pourtant de loin, la phase de pré-production ayant connu plus de plantages qu’un système d’exploitation en bêta-test. Initialement, Aaron Sorkin et David Fincher auraient dû reformer la paire gagnante de The Social Network (2010). Mais le cinéaste quitta rapidement le projet, mécontent de se voir imposer Christian Bale comme interprète principal par les studios. Une noria de quadra bankable se succéda pour reprendre le rôle (de Di Caprio à Bradley Cooper), lequel échut à Michael Fassbender, pas le plus ressemblant, mais pas le moins habité non plus : ici c’est l’intensité qui prime, la faculté à susciter l’identification ; non à contrefaire l’original par des mimiques.

La logique commanderait que Sorkin rempile et poursuive son De viris illustribus de la Silicon Valley. Après le portrait vitriolé du fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, manque encore à son tableau de chasse une geste "microsoftienne". Ses talents d’auteur seraient mis à rude épreuve dans cet exercice, tant il paraît peu crédible de représenter le binoclard rachitique Bill Gates en preux chevalier conquérant. Quoique, dans une comédie, incarné par Woody Allen…

Steve Jobs, de Danny Boyle (É.-U., 2h02), avec Michael Fassbender, Kate Winslet, Seth Rogen, Jeff Daniels…

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