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Éric Piolle et Corinne Bernard : « Si ça frotte, c'est peut-être qu'on est au bon endroit »
Par Aurélien Martinez
Publié Mardi 5 avril 2016 - 14015 lectures
Photo : Thibault Copin
« Oui, on aime la culture » nous déclarait en 2014, juste après la victoire d’Éric Piolle à la mairie de Grenoble, Corinne Bernard, nouvelle adjointe aux cultures de la Ville. Elle répondait ainsi aux inquiétudes soulevées par l’arrivée au pouvoir de cette équipe à la base peu diserte sur la politique culturelle qu’elle souhaitait mettre en place. Deux ans plus tard, les relations entre le monde de la culture et l’équipe municipale ne sont pas au beau fixe, entre incompréhension et défiance. On a du coup sollicité Éric Piolle et Corinne Bernard pour parler avec eux de tout ça. Ils ont accepté. Magnéto.
Depuis votre victoire en mars 2014, les tensions avec le milieu culturel s’amplifient, comme on a pu le constater en septembre dernier lors d’un Chantier des cultures houleux…
Éric Piolle : Il y a toujours un besoin de rencontre et de débat autour la chose culturelle, c’est normal. Et ce débat passe forcément par des moments de tension d’abord parce qu’il y a une histoire de vivacité culturelle à Grenoble, et aussi parce que, partout en France, le modèle culturel change. On a vécu une grande époque Malraux, une grande époque Lang, finalement on amorce un peu partout ce qui va suivre…
Corinne Bernard : À notre arrivée en 2014, il y a eu de notre part une envie de se rencontrer, de se voir tous ensemble : c’était la proposition du Chantier des cultures [des moments ouverts à tous les citoyens – NDLR]. Pour affiner nos axes culturels, travailler sur des propositions plus précises – l’art dans l’espace public, la place des usagers, des spectateurs, des acteurs…
On a finalement vu que cette forme n’était pas satisfaisante : on était beaucoup trop nombreux pour vraiment se rencontrer – on est allés jusqu’à 600 ! Du coup, on va plutôt être sur des petits groupes de travail. Ça a commencé et ça fonctionne plutôt bien d’ailleurs.
Pour en revenir aux tensions actuelles, elles illustrent le fait que vous avez visiblement déçu une partie de votre électorat qui s’était retrouvé dans votre envie de changement… La frange du milieu culturel qui avait voté pour vous se retrouve aujourd’hui comme un amoureux déçu voire trahi…
ÉP : Je ne pense pas que la politique relève de l’amour ! Je pense aussi que, si on regarde la diversité des acteurs culturels, il y a une tension plus vive avec le monde du théâtre, qui est une esthétique du spectacle vivant qui, lui-même, est une forme d’expression culturelle parmi d’autres. Je ne sais donc pas si on peut parler de tensions avec le milieu culturel, ce serait un petit peu réducteur.
Après, oui, il y avait une attente dans la campagne, attente qui n’était pas matérialisée. Mais ce n’est pas ça la question. Il s’agit plutôt de se demander ce que l’on fait de cette attente. Et pour moi, notre politique culturelle est à l’image de notre politique ailleurs : c’est un projet démocratique d’émergence de nouveaux modèles avec une Ville qui sert de marchepied pour les projets de chacun. Et ça nécessite de fait de se trouver, de tâtonner, d’essayer…
L’envie est toujours là : il y a des endroits où elle trouve à se matérialiser et on a l’impression de faire émerger quelque chose de nouveau ; et des endroits où l’on a un peu plus de mal à "transitionner" d’un modèle à un autre.
CB : Et par rapport aux tensions : déjà c’est le cas dans toutes les villes, surtout en ce moment. Et, en plus, peut-être que nous, nous n’utilisons pas la culture comme les autres – là, je parle des politiques. Quand on regarde les pratiques de la droite et du Parti socialiste, effectivement, on ne fait pas la même chose. On ne veut pas utiliser la culture à la façon copains du Parti socialiste : nous, on dit que le fait du prince, c’est fini. Par exemple, Éric Piolle ne sera pas le maire qui choisira un artiste et mettra ses œuvres dans tous les parcs et les réserves du Musée de Grenoble ! Et puis à l’inverse, par rapport à la droite, on ne veut pas d’un côté kermesse qui n’est pas forcément du soutien à la création.
Donc forcément, ça frotte. Mais si ça frotte, c’est peut-être qu’on est au bon endroit. Il y a des nouveaux mots à trouver : peut-être qu’on ne les a pas tout de suite mais on travaille toujours. On est à deux ans, on n’est pas à la fin du mandat !
On vous reproche surtout un manque de lisibilité dans votre politique culturelle. Une politique culturelle qui semble surtout très dogmatique : pour le local, contre une certaine culture élitiste, contre les gros… Pouvez-vous nous l’expliquer ?
CB : Oui, on peut l’expliquer, mais c’est justement parce qu’il n’y a pas de dogmes et parce qu’on veut arrêter certaines choses que vous la voyez comme ça… Un exemple : il faut que l’on dépasse les 8% de gens qui vont au spectacle – même si on ne va pas forcer les gens à aller au théâtre. On veut ainsi des lieux où les gens se sentent bien, qu’ils aient envie d’y retourner. Ça peut être une bibliothèque, un cinéma, au Musée de Grenoble, devant une œuvre dans la rue…
On doit ouvrir les lieux culturels, qu’ils soient plus utilisés, qu’on montre aux Grenoblois les trésors qu’il y a à l’intérieur. Il faudrait presque les user tant on s’en sert ! Je suis par exemple très satisfaite d’avoir eu trois résidences de création cette année au Théâtre municipal : enfin ce lieu sert à répéter, à créer !
ÉP : Quand on ne reprend pas les mots-valise que l’on entend tous et qui ont marqué une politique culturelle – je suis de 1973, j’ai grandi avec Lang –, on crée un vide qui demande de trouver de nouveaux de mots. Quand on dit par exemple que la politique de prestige n’est pas une fin en soi, il peut y avoir une traduction en disant : regardez, ils sont contre le rayonnement.
Mais on veut surtout accorder une place importante aux pratiques : la culture, c’est des rencontres, une source de joie, de découverte, qu’on prenne un pinceau, un instrument de musique, un tutu… C’est un besoin humain d’expression.
En lisant entre les lignes, on a du coup l’impression que vous regardez de travers certaines grandes salles (la MC2 par exemple) ou certains festivals (Les Détours de Babel par exemple), que vous les trouvez trop fermés, trop élitistes…
CB : Non, parce que l’élitisme ça ne veut rien dire. À l’époque de la controverse autour des Musiciens du Louvre [la suppression en décembre 2014 de la totalité de la subvention municipale de l’orchestre – NDLR], on disait déjà qu’on rêvait de former dix Marc Minkowski dans dix ans. On a donc envie que la culture soit plus partagée, mais de même qualité.
Sur la MC2 par exemple, j’ai un petit souhait que je partage avec le directeur : que ce bijou qui est pile au centre de la ville soit plus utilisé et plus ouvert. Il y a une très belle activité le soir, mais c’est un petit peu triste de le voir fermé toute la journée. Comment, par exemple, faire plus de lien avec le Conservatoire qui est à 72 mètres, ou avec la Bifurk qui est de l’autre côté de la rue.
Pour finir, revenons sur le fameux Chantier des cultures de septembre dernier, qui symbolise parfaitement les tensions que l’on évoque. Madame Bernard : dans votre discours, vous avez affirmé avoir eu « le sentiment intolérable d’être lynchée en place publique » les mois précédents…
Corinne Bernard : Ma langue a fourché !
Le discours était pourtant écrit et sa retranscription est toujours en ligne sur le site de la Ville !
CB : Si c’était à refaire, je ne redirais pas ce mot parce qu’il n’est pas vrai, parce qu’il juge l’autre, et aussi parce que c’est celui-là qui reste alors qu’il y en avait d’autres plus intéressants avant et après ! Je dois surtout être patiente : les éléments de bilan sont là, il y a des choses qui marchent, d’autres qui sont certes plus tendues. Mais on avance…
Vous concernant Monsieur Piolle, on a l’impression que le champ culturel n’est pas celui que vous investissez le plus…
ÉP : Je parle de culture dans chacun de mes discours. Après, est-ce que c’est entendu ou pas, je ne sais pas… Je suis aussi présent auprès des acteurs culturels, je vais au spectacle, je sors dans des lieux… Donc oui, je suis investi : c’est quand même le troisième budget de la Ville.
Mais ne manque-t-il pas de la part du maire que vous êtes une parole forte sur ce sujet, qui pose les grandes lignes ?
ÉP : Est-ce que c’est ça ou est-ce que c’est plutôt : tiens, on n’a pas entendu Jack Lang, on n’a pas entendu Malraux. Je pense que c’est plutôt ça. Mais ce n’est pas notre projet politique. Et nos mots sont forcément en lien avec notre ligne politique.
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