"Ma Loute" : À manger et à boire…

Ma Loute
De Bruno Dumont (Fr, 2h02) avec Fabrice Luchini, Juliette Binoche...

Si Roméo était fils d’un ogre pêcheur et Juliette travestie, fille d’un industriel de Tourcoing, peut-être que leur histoire ressemblerait à cette proto-comédie de Bruno Dumont. Un régal pour l’œil, mais pas une machine à gags. En compétition officielle à Cannes.

Quel accueil des spectateurs non francophones – et tout particulièrement les membres du jury du festival de Cannes – peuvent-il réserver à Ma Loute ? Grâce aux sous-titres, ils saisiront sans peine le dialogue de ce film dans son intégrité, mais ils perdront l’une de ses épaisseurs : la saveur des intonations snobinardes et des borborygmes modulés avec l’accent nordiste – forçant les non-Ch’tis à accoutumer leur oreille. Cela étant, si les mots seuls suffisaient à Bruno Dumont, il ne serait pas l’énigmatique cinéaste que l’on connaît ; d’autant plus indéchiffrable avec ce huitième long-métrage, qui prolonge son désir de comédie engagé avec la série P’tit Quinquin.

Dans le fond, Dumont ne déroge guère ici à ses obsessions : capter l’hébétude quasi mystique saisissant un personnage simple après une rencontre inattendue, puis observer ses métamorphoses et ses transfigurations. Certes, les situations se drapent d’un cocasse parfois outrancier et empruntent au burlesque du cinématographe ses ressorts les plus usés (chutes à gogo, grimaces à foison, bruitages-gimmicks…). Mais il ne s’agit que d’un habillage comique ; derrière une façade peinturlurée en clown, les paysages humains et l’esthétique sont les mêmes que d’habitude.

Visages d’Opale et plats de côte

L’œil est toujours en premier touché par la singularité de son image, son piqué aveuglant et son étalonnage bressonnien : chez Dumont, la moindre ride devient signifiante ; une aventure picturale. Les visages burinés des marins de la baie de Slack évoquent ainsi les portraits de Dorothea Lange, arrachant de la beauté pure à la misère la plus rugueuse. Quant à la saturation des couleurs, elle fait ressortir de façon surnaturelle le bleu d’un œil, les nuances de gris du ciel ou des rochers, le vert tendre de l’herbe.

Cette signature est un invariant – il n’y a que Hadewijch (2009) qui fasse entorse à ce culte de la perfection formelle. Le cinéaste trouve dans la nature environnante matière à délimiter un cadre par essence sublime, dont ses personnages ne manqueront pas de vanter l’exceptionnelle splendeur. Les pires abominations peuvent ensuite surgir (violence sociale ou physique, anthropophagie…), rien ne dégradera la luminosité ni la brillance de son image idéalement composée. Pareil au Portrait de Dorian Gray, Ma Loute se charge en corruptions et en vices sans rien abandonner de son éclat stupéfiant.

Tuerie ou tu ris ?

Un éclat, mais pas forcément de rire. Comme nombre d’auteurs réputés sérieux tentés par la comédie, Dumont se restreint à une codification classique et répétitive du comique, ou bien il reprend quelques figures favorites en les transposant en farce. Ainsi, dans Hors Satan (2011), un vagabond exorciste signait des miracles entre deux voies de faits ; ici, une rombière hallucinée fait de lévitation à proximité d’une statue de la Vierge.

Tout est prétexte à un grotesque appuyé : la misère à la Scola des pauvres prolétaires aux dents pourries, et surtout la bourgeoisie à la Labiche d’industriels fats, incestueux et consanguins. Sans beaucoup d’originalité, cette caste interprétée par Luchini, Binoche et Bruni-Tedechi se livre à un surjeu maniéré, se lamente haut et fort, boit du “ouissequi” et enchaîne les mimiques ; seul Jean-Luc Vincent effectue une proposition singulière de beau-frère frappadingue abhorrant les contacts physiques – peut-être parce que son rôle est essentiellement muet.

Marier la fantaisie à la rigueur n’a rien d’aisé : Resnais s’y entendait souvent et Podalydès a retenu la leçon. Dumont, quant à lui, semble avoir trouvé une formule arithmétique et reproduite en calculant sa dérivée seconde : le résultat est une anamorphose de comédie. On sourit sans rire (et souvent par connivence plus que par réussite des effets), on reconnaît en ses policiers des clones contrefaits des Dupondt de Tintin, et l’on devine derrière le film les contours d’une structure théâtrale à moitié dissoute – la fin, d’ailleurs, trahit le bon vieux "deus ex machina" des familles.

Ma Loute reste comme une chrysalide n’ayant jamais achevé sa transformation, un hybride étrange auquel il manquerait encore un ingrédient pour être totalement opérant. Peut-être davantage de grand-guignol et de terreur, peut-être un supplément de silence…

Ma Loute de Bruno Dumont (Fr./All., 2h02) avec Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni Tedeschi…

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 1 mars 2022 Après deux années calamiteuses pour l’exploitation cinématographique, les festivals thématiques disposent d’un bénéfice collatéral bienvenu : ils peuvent composer (...)
Lundi 29 novembre 2021 Dans ses précédentes créations Samedi détente (2014) et Unwanted (2017), Dorothée Munyaneza renouait avec le (...)
Mardi 19 octobre 2021 En un quasi temps réel, Catherine Corsini passe aux rayons X et à 360° le "moment" social des Gilets Jaunes, dans un lieu essentiel où se joue une comédie humaine si réaliste qu’elle en devient fatalement tragique. Mieux qu’un épisode inédit...
Vendredi 2 juillet 2021 Le Centre chorégraphique national de Grenoble (CCN2) piloté par Yoann Bourgeois propose, samedi 3 et dimanche 4 juillet, un nouveau Grand Rassemblement, cette fois en Chartreuse. Au vu des précédents, ce sera sûrement un grand et original moment...
Dimanche 16 mai 2021 Pour sa 9e édition, le festival grenoblois de cinéma ibérique et latino-américain organisé par l’association Fa Sol Latino se déroulera comme l’an passé majoritairement en ligne, autour d’une programmation un brin plus resserrée qu’en temps normal,...
Jeudi 14 janvier 2021 Malgré le couvre-feu culturel imposé par le gouvernement, il y a encore moyen de trouver sur le territoire grenoblois quelques expos à se mettre sous la dent. Le Vog bénéficiant d’être assimilé à la médiathèque municipale, le visiteur curieux peut...
Mardi 8 septembre 2020 Graphisme / Éric Alibert livre, au musée de l’Ancien Évêché, une séduisante exposition, Calligraphies alpines, dans laquelle son habile coup de pinceau nous brosse dans le sens du poil.
Mardi 23 juin 2020 Installé dans la région grenobloise depuis deux ans, l’artiste Ning expose à la galerie Alter-Art une série d’œuvres qui, oscillant entre écriture et peinture, jouent des expérimentations de matériaux.
Jeudi 12 mars 2020 Alors que sa sortie a été courageusement maintenue sur les écrans malgré l’ombre du Covid-19, et que des affiches ont été indûment taguées en marge des cortèges du 8-mars, Martin Provost et Juliette Binoche reviennent sur la genèse de ce film qui,...
Mardi 10 mars 2020 Intitulée "L’art du sport", l’exposition du Centre du graphisme nous convie à une sorte de match où artistes et graphistes rivalisent de créativité pour servir la communication d’événements sportifs. Un magnifique accrochage qui réunit des ensembles...
Mardi 10 mars 2020 Un long-métrage féministe qui laisse une petite place à une histoire d'amour : porté par une jolie distribution, le nouveau film de Martin Provost est plutôt réussi. Grâce notamment à un second degré réjouissant.
Mardi 10 décembre 2019 Le Studio Spiral a ouvert ses portes au photographe Jean-Pierre Angei. L'artiste expose une série d'images sur le volcan de l'île Stromboli, en Méditerranée.
Mardi 1 octobre 2019 Un maire à bout d’idées se régénère grâce aux perfusions intellectuelles d’une philosophe. Levant un coin du voile sur les coulisses de nos institutions, Nicolas Pariser raconte aussi l’ambition, la sujétion, le dévouement en politique, ce métier...

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X