Ken Loach : « Rien ne changera tant qu'on n'aura pas changé le modèle économique »

Moi, Daniel Blake
De Ken Loach (Angl-Fr, 1h39) avec Dave Johns, Hayley Squires...

Force tranquille toujours aussi déterminée, Ken Loach s’attaque avec "Moi, Daniel Blake" à la tyrannie inhumaine des Job Center, vitupère les Conservateurs qui l’ont organisée… et cite Lénine pour l’analyser. Ouf, les honneurs ne l’ont pas changé !

Comment ce nouveau film est-il né ?

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Ken Loach : Quand Paul Laverty, le scénariste, et moi avons commencé à échanger les histoires que nous entendions autour de nous, lui en Écosse et moi en Angleterre – entre deux réflexions sur les scores de foot. Des histoires de personnes piégées dans cette bureaucratie d’État, et qui deviennent de plus en plus extrêmes. Je pourrais vous donner des tonnes d’exemples, comme cet homme qui avait téléphoné au Job Center – le Pôle emploi britannique – pour prévenir qu’il ne pourrait pas honorer un rendez-vous car il assistait aux funérailles de son père. Il est allé à l’enterrement… et on lui a arrêté ses allocations !

Durant nos recherches, on a traversé le pays, et on en a entendu plein d’autres identiques. Alors on s’est dit qu’on devrait en raconter une, pour essayer de faire comprendre aux gens ce qu’ils endurent. Paul a écrit les deux personnages principaux de Dan et Katie et voilà, c’était parti.

Pourquoi l’avoir situé à Newcastle ?

C’était une ville que l’on n’avait pas encore filmée, elle est la plus au nord de toutes les grandes villes britanniques. L’industrie minière et la construction de bateaux l’ont façonnée. Elle a également une longue histoire de militantisme. Mais elle est très pauvre aujourd’hui, même si le centre-ville donne toutes les apparences de la richesse. Et puis les gens parlent un dialecte génial, très riche, qui se prête bien à la comédie.

Avez-vous rencontré des employés des Job Center pour évoquer avec eux la difficulté de leur travail ?

Oui, beaucoup, par l’intermédiaire des syndicats. Ils nous ont confirmé qu’ils avaient des objectifs de nombre de gens à sanctionner. S’ils n’en sanctionnent pas assez chaque semaine, eux-mêmes sont reversés dans un programme de perfectionnement personnel – une dénomination kafkaïenne et orwellienne. Et même si tous les demandeurs d’emploi s’acquittent de leurs missions, les employés doivent quand même en sélectionner certains pour les sanctionner !

Dans les séquences tournées dans le Job Center, à l’exception des deux comédiennes principales, tous les autres travaillaient réellement dans le lieu. Entre les prises, ils nous confiaient que le système était tellement cruel pour eux qu’ils avaient décidé de partir.

D’après vous, à quel moment leur mission a-t-elle été dévoyée ?

Les gens qui travaillent dans les agences pourraient répondre mieux que moi, mais c’est venu petit à petit. Après guerre, on avait en Angleterre l’État providence. Cela fonctionnait. Mais depuis quarante ans, la décision a été constante de le détruire, sous la direction de Margaret Thatcher, et dans l’intérêt de grandes entreprises. Ça a continué lorsque les Conservateurs sont revenus au pouvoir, en 2010. Iain Duncan Smith a été le ministre responsable – on parle de lui dans le film comme « le salaud chauve ». Mais ça n’a rien contre les chauves : Paul Laverty lui-même n’a pas de cheveux, ne dites pas que je vous l’ai dit (rires) !

À l’origine, le boulot des employés des Job Center était de vous montrer la liste des places vacantes que vous pouviez éventuellement tenter d’obtenir. Maintenant, on leur interdit de la montrer : il s’agit non pas d’aider les gens, mais clairement de leur rendre la vie impossible en leur disant de s’aider eux-mêmes. De tout temps, le pouvoir de droite a culpabilisé les gens pauvres en de leur donner la responsabilité de leur pauvreté. Dès le XIXe siècle, il incitait à faire une différence entre les pauvres méritants et les pauvres qui ne méritaient pas.

Justement, le personnage de Katie a des échos dickensiens…

Inévitablement, les gens qui sont dans le besoin se ressemblent de siècle en siècle. Il est certain qu’une mère célibataire avec des enfants, c’est toujours une figure que la droite aime détester, car selon ses critères, elle a tort sur tout, elle est immorale : pourquoi elle n’a pas de mec ?, qu’est-ce qu’elle a fait pour en arriver là ? etc.

Avec Paul, on voulait trouver une relation entre Katie et Dan qui puisse les révéler à eux-mêmes, et montrer qui ils sont profondément. C’est comme ça qu’on peut voir leur vulnérabilité mutuelle, et apprendre ce de quoi ils sont faits. Quand elle va prendre cette décision dramatique pour gagner de l’argent, ça va le détruire complètement, et elle aussi.

Vous montrez que si l’État fait défaut, la solidarité et l’entraide sont toujours présentes...

Mais je suis certain que ça doit exister dans tous les pays. C’est notre nature d’être de bons voisins. S’il vous manque du lait, vous allez venir taper à ma porte et je vais vous aider. Si l’État représentait la bonté et le meilleur plutôt que les intérêts d’une seule classe, ça serait bien…

Quel avenir imaginez-vous pour vos personnages sans George Osborne (ex-chancelier de l'Échiquier, c'est-à-dire ministre chargé des finances et du trésor), sans David Cameron (ex-Premier minsitre), sans l’Europe ?

Ce serait possible de faire ajustement mineurs, mais le problème pour moi vient du capitalisme et de l’état dans lequel il est arrivé. Les grandes sociétés, les corporations, sont présentes dans tous les espaces, à tous les stades de notre existence. Leur logique, c’est de grandir, de prendre davantage d’espace. Elles ne trouvent jamais de point d’équilibre : où est le prochain marché, quelle est l’économie que l’on peut faire sur le travail, la main d’œuvre ? Où peut-on trouver les matières premières les moins chères ? Si jamais il faut délocaliser en Indonésie, on y délocalise ; et ensuite, si l’on trouve moins cher ailleurs ? Si elles ne font pas ça, une autre société encore plus impitoyable ravira leur part de marché…

Tout cela est la conséquence inévitable du système économique. En occident, il leur faut des consommateurs, pas des travailleurs. Cette contradiction permanente est incarnée par l’Union européenne elle-même, qui oblige et encourage la privatisation – c’est écrit dans sa charte. Donc, rien ne changer en substance… tant qu’on n’aura pas changé le modèle économique.

Selon vous, quelles peuvent être les conséquences du Brexit ?

Le modèle britannique reste un modèle néolibéral, ça ne changera pas. Et tant qu’on aura un gouvernement de droite, beaucoup d’industries britanniques se déplaceront pour conserver leur marché d’Europe continentale. Les politiques britanniques vont vouloir attirer un grand nombre d’investissements de l’étranger, de façon à remplacer ceux qui partent. Et le seul moyen pour attirer des industries, c’est avoir une main-d’œuvre bon marché. Donc, une fois de plus, baisser la valeur du travail. Quelqu’un a dit « la classe dirigeante peut survivre à toutes les crises tant que la classe laborieuse encaisse ». Vous savez qui ? Lénine. Mais chuutttt ! « il est défendu maintenant » [en français dans le texte].

Et concrètement, pour le cinéma britannique ?

C’est une mauvaise nouvelle. Il y a des fonds d’aide européens pour le cinéma européen – pas énormément, mais quand même. Beaucoup d’accords de coproduction reposent sur le fait que la main-d’œuvre peut circuler. Et cela va stopper. Cela enrichit tellement notre culture… Le problème, c’est que le cinéma britannique a tendance à regarder outre-Atlantique. Là, ça va être pire.

En France, vos films sont surtout vus par des spectateurs appartenant aux classes supérieures. N’y a-t-il pas là une inadéquation entre le sujet et le public ?

C’est vrai que dans les cinémas art et essai, on trouve plutôt un public bourgeois. Mais ce film, le distributeur Le Pacte tente de le proposer dans des cinémas qui ne sont pas des cinémas art et essai, d’élargir. Et on a réfléchi à des manières de le rendre disponible à des personnes qui n’ont pas l’argent pour aller au cinéma. Ce serait bien de le montrer dans des centres communautaires, des clubs de foot, dans une salle au fond d’un café… On a le projet de faire ça en Angleterre.

À plusieurs reprises, vous avez annoncé tourner votre dernier film. Est-ce la révolte ou l’amour du cinéma qui vous pousse à continuer ?

Avant tout c’est l’amour du cinéma. C’est de lui que tout part, sinon ça ne voudrait rien dire. Il faut aimer raconter une histoire, rassembler une équipe pour la raconter ; c’est la base. La question qui se pose ensuite, c’est : quelle histoire raconter ? Elle doit vous passionner.

Vous travaillez avec Paul Laverty depuis 1995. Pourquoi ne cosignez-vous pas les scénarios ?

Mais parce que c’est Paul qui les écrits ! Il écrit les personnages, les scènes, le scénario… Le scénariste n’est pas assez bien vu, en général. Et je déteste voir sur les affiches "un film de". Je crois que les réalisateurs ont un vrai problème d’ego !

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