Jean-Pierre Saez : « Rien ne peut remplacer une politique publique ferme et volontaire »

Observatoire des politiques culturelles / En début d’année, l’Observatoire des politiques culturelles, organisme national basé à Grenoble, a sorti une note sur les dépenses des collectivités territoriales pour 2015-2016. Une étude qui, au-delà des baisses constatées dans 59% des cas, regrette surtout un « affaissement de l’ambition politique pour la culture ». On a rencontré son directeur pour en savoir plus.

Dans la note que l’Observatoire des politiques culturelles vient de publier, vous démontrez que les collectivités territoriales françaises baissent les crédits alloués à la culture…

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Jean-Pierre Saez : Dans notre enquête qui porte sur un échantillon de régions, de départements et de villes de plus de 100 000 habitants, nous montrons que les collectivités territoriales dans leur ensemble ont tendance à baisser leur effort pour la culture puisque les budgets culturels diminuent en 2016 dans 59 % des cas. Et les perspectives pour 2017 montrent une continuation de ce mouvement de baisse…

Dans la plupart des cas, on est dans la poursuite d'un mouvement profond enclenché dans les années 2008-2009. Il y a plusieurs explications à cela, dont une objective : la baisse des dotations aux collectivités territoriales par l'État. Car forcément, les collectivités doivent faire des choix…

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Au-delà de ces baisses détaillées dans la note, l’Observatoire dénonce clairement un « affaissement de l’ambition politique pour la culture »…

La culture est un secteur qui relève de manière limitée d'obligations pour les collectivités territoriales. C'est donc un domaine qui dépend de la volonté des acteurs publics et des élus. Si leur conviction fléchit – et c'est le cas dans un certain nombre de collectivités aujourd'hui –, ça se traduit par une fragilisation des budgets culturels.

C'est un paradoxe, car quand on écoute des discours de décideurs publics, ils insistent beaucoup sur le fait que la culture est un vecteur de citoyenneté, de vivre ensemble, qu'on a besoin de développer encore plus l'éducation artistique… Mais pour faire tout cela, il faut des ressources. Et ce sont justement ces ressources que l'on fragilise.

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Comment expliquer cet affaissement de l’ambition politique pour la culture ?

Il y a plusieurs explications. L’une est peut-être cette nouvelle génération de responsables politiques moins sensibles aux enjeux culturels. Ce n'est pas qu'ils pensent que ça ne soit pas intéressant d'avoir une politique culturelle, mais ils ne parviennent pas toujours à en concevoir l’impérieuse nécessité.

C'est sûr que construire une route ou un bâtiment, c’est immédiatement perceptible. Il est plus compliqué de faire comprendre l’importance de la participation du plus grand nombre à la vie culturelle, l’utilité de la formation des jeunes à des pratiques artistiques pour l’enrichissement des personnes et de la vie collective.

Pourtant, si on raisonne de façon purement comptable, la culture est un secteur dynamique au niveau économique…

C'est exact, même si ce n'est pas sa vocation première – et il faut toujours le rappeler. Mais il est vrai que le secteur culturel dans son ensemble représente une force économique qui n'est pas négligeable. 2, 5 % de la population active travaille dans la culture, presque 700 000 personnes. Et au niveau du chiffre d'affaire, ça représente entre 60 et 75 milliards d'euros par an : c'est tout à fait considérable. D’autant plus que tout cela rejaillit dans le local. Par exemple, tous les équipements culturels font bénéficier à leur territoire de retombées multiples.

Le modèle culturel français, qui s’appuie sur une puissance publique forte, est-il remis en cause par ces baisses ?

Si on observe rationnellement les compléments de financement qui peuvent être accordés aujourd’hui à la culture, quels sont-ils ? Le mécénat, le financement participatif et le marché en font partie. Le mécénat a toujours représenté une part mineure du financement culturel. Et il va essentiellement en priorité à des grands projets et des grands événements visibles. Le mécénat local est encore peu développé. Concernant le financement participatif, il marche certes, mais de manière limitée sur des projets souvent individuels : ça ne va jamais financer des bibliothèques, des théâtres…

Quant au marché, sa logique est de faire des profits et de vendre la culture comme un produit de consommation courante. Je ne dis pas qu’il n'a pas sa place à prendre, les industries culturelles ont leur rôle à jouer, mais elles ne feront jamais le travail de fond que les politiques culturelles doivent mener. C'est pour ça que rien ne peut remplacer une politique publique ferme et volontaire.

Pourtant, notre modèle n’est pas très répandu dans le monde…

En effet, même si un certain nombre de pays, tout en étant organisés différemment sur le plan politico-institutionnel, consacrent des moyens très importants à la culture. L'Allemagne par exemple, qui a une politique culturelle tout à fait différente de la nôtre, qui n'a pas de ministère de la culture équivalent au nôtre, consacre par les villes et les Länder énormément de moyens à la culture. Les pays nordiques sont aussi dans cette logique-là.

Il y a un acteur dont on n’a pas encore parlé, c’est le ministère de la culture… Comment analysez-vous son action aujourd’hui ?

Quand on parle du ministère de la culture, j'ai toujours tendance à souligner qu'il ne faut pas porter des jugements hâtifs. La décentralisation avait pour but de faire monter en puissance les collectivités territoriales dans la prise en charge et même dans l'élaboration de politiques culturelles. Ce mouvement est relativement réussi. Il était donc tout à fait normal que son rôle, important pour lancer le mouvement, soit plus relatif aujourd'hui. Maintenant, on ne demande plus au ministère de la culture quel doit être le bien en matière de politique culturelle : c'est normal, car sinon on reviendrait sur le principe de décentralisation.

Pourtant, son rôle reste essentiel parce que c'est un pôle de stabilité. Et d’ailleurs, lorsque son budget a diminué au cours des deux premières années du quinquennat Hollande, ça a été de mon point de vue un très mauvais signe adressé d'une part au pays et d'autre part aux collectivités territoriales, parce que ça a pu laisser entendre que la culture était une variable d'ajustement. Heureusement, la courbe s'est inversée depuis deux ans et le budget du ministère est reparti à la hausse.

Votre enquête s’intéresse au champ national. Mais quel regard portez-vous sur la situation locale, avec notamment une Ville de Grenoble qui a fortement baissé son budget culturel…

Je ne peux pas être indifférent aux baisses qui ont été engagées par la Ville de Grenoble au début du mandat – même s'il semble que, pour cette année et les suivantes, la perspective soit plus à la stabilisation. Ces baisses de moyens ont été très importantes par rapport à ce que d'autres villes font.

On peut toujours dire que la culture est un budget très important à Grenoble, et que comme il fallait faire des économies, il fallait en faire aussi sur ce budget-là… Mais ce qu'il faut aussi prendre en compte dans ce genre de situations, c'est comment nous nous situons par rapport à d'autres grandes villes de taille équivalente. Et la Ville de Grenoble, avant l'élection, n'était déjà plus dans le haut du tableau en matière d'effort culturel. D'où la nécessite de préserver l’effort… Voire de l'augmenter, comme l'ont fait certaines villes sur la même période. Ça demande évidemment une volonté politique farouche, une vision, un projet, et aussi une explication claire pour la population.

Pour finir, pouvez-vous nous présenter l’Observatoire des politiques culturelles que vous dirigez ?

C’est un organisme qui a été créé en 1989 pour accompagner le développement des politiques culturelles territoriales. On travaille à la jonction de plusieurs mondes : le monde des collectivités territoriales, le monde culturel et le monde de la recherche. Tous les travaux qui sont produits par l'Observatoire ont vocation à tomber dans le domaine public et donc à bénéficier à tout le monde.

Et sur notre fonctionnement, on est une association indépendante à vocation nationale qui est soutenue dans ses missions d’intérêt général par le ministère de la culture, par la région – encore un peu on l’espère –, par le département et par la Ville de Grenoble. On a aussi un partenariat avec l’Institut d’études politiques de Grenoble.

Vous travaillez donc sur le plan national. Du coup pourquoi êtes-vous à Grenoble, alors qu’en France, tout se passe à Paris ?!

Quand, dans les années 1980, se sont développées les politiques culturelles des villes, certains stratèges se sont dit que le ministère n’allait plus être en capacité de suivre tout ce qu’il se fait sur le terrain. D’où la volonté d’un observatoire comme le nôtre, en province, au plus près des collectivités territoriales.

Le choix de Grenoble est lié à plusieurs facteurs. D’abord, il fallait implanter l’Observatoire dans une ville qui avait une histoire culturelle forte. Il se trouve que Grenoble, dans les années 1980, avait déjà une politique culturelle ambitieuse qui a vu naître beaucoup de premiers de la classe : la maison de la culture [aujourd’hui MC2], le centre de culture scientifique et technique [la Casemate], le Musée de Grenoble avec une collection d’art moderne parmi les premières d’Europe, le Musée dauphinois, un réseau de bibliothèques qui a immédiatement fait référence en France… Et puis aussi un soubassement d’éducation populaire qui a beaucoup compté. On peut d’ailleurs soutenir que beaucoup d’associations artistiques et culturelles qui œuvrent sur le territoire de l’agglomération grenobloise en prolongent l’esprit.

Il y avait donc tout ça, et bien d’autres choses. Grenoble a par exemple aussi été choisie car il y avait une communauté universitaire et de recherche qui entretenait avec le milieu culturel des liens très forts. Ça a tout de suite été pour l’Observatoire une ressource très précieuse.

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