Tanguy Viel : « Obtenir réparation par le récit »

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Printemps du Livre de Grenoble / Un homme, Martial Kermeur, jette dans la rade de Brest un agent immobilier qui, quelques années auparavant, l'a escroqué comme il a escroqué toute une ville. C'est la trame du roman de Tanguy Viel, "Article 353 du Code Pénal", écrit sous la forme d'une confession réparatrice face à un juge. Où sourd l'idée que la parole et le récit peuvent sauver de tout, même du pire. Entretien avec l'auteur, invité du Printemps du Livre de Grenoble.

Qu'est-ce qui a présidé – l'idée, l'image, la situation – à l'écriture de ce livre ? Cette scène de meurtre qui ouvre le livre, comme pour s'en débarrasser ?

Tanguy Viel : Pour qu'il y ait vraiment roman, il fallait qu'il y ait un acte dramatique fort. Donc la première scène, la scène du meurtre, est une des premières que j'ai écrites, même si je savais qu'elle était pratiquement de l'ordre du dénouement. Mais d'abord, il y a cette histoire toute bête d'un type qui veut installer une station balnéaire dans la rade de Brest. Le caractère absurde du projet était en fait une sorte d'idée romanesque dont je ne voyais pas trop quoi faire.

Et parallèlement à ça est née la figure du narrateur. Ce qui m'intéressait, c'était raconter l'histoire d'un homme floué, fatigué, un peu envasé. La rencontre entre un élément dramatique fort – une proposition qui débarque, comme ça, « je vais vous vendre un appartement » – et un type dont je sentais qu'il était faible a produit ce rapport de force. C'est ce rapport de force qui est l'image séminale du livre. Et donc oui, assez vite la question du meurtre s'est posée.

Le roman se situe au tournant des années 1990 et Kermeur est le parangon de cette classe moyenne qui se débat entre abandon et promesses non tenues (ici la construction de la station balnéaire et la vente d'un appartement dont il ne verra jamais la couleur), asphyxiée de tous côtés...

Oui, et c'est pour cela qu'il était important pour moi que ça se passe dans les années 1980-1990. C'est le moment de la bascule, d'un certain dévoiement des grandes idées, des utopies ou simplement des promesses. Ce type-là est symptomatique de la déception produite, pour être très concret, par le socialisme en France dans les années 1980.

Vous en faites aussi un vrai perdant, un type accablé dont la vie n'est qu'une suite de « mauvaises réponses à un grand questionnaire ». Même le jour où il gagne au loto, on ne dira pas comment, mais il perd...

Ce qui fait vraiment naître un personnage, c'est quand même le grain de sa voix, son humeur profonde. C'est presque l'humeur de l'échec qui fait que, petit à petit, se sont agrégés des éléments dramatiques. Comme si ça venait figurer ce qui était déjà à l'œuvre dans la psychologie profonde du personnage et donc dans le geste de l'écriture. Parce qu'au fond, c'est dans cet espace-là, de grande fatigue, que paradoxalement, presque, la phrase peut commencer à se déplier. Comme une longue plainte, une longue déploration.

C'est ce que j'avais envie de décrire : une déploration. Ça lui laisse peu de chances, parce qu'on ne peut pas en faire un personnage en demi-teinte, mais je ne l'ai jamais vécu comme un personnage accablé. Il y avait pour moi une certaine joie dans l'écriture parce qu'avec le moment où il commence à raconter son histoire au juge, et donc le moment où je me suis mis à écrire, commence le moment de la réparation.

Justement, vous vous attaquez ici à la question de la narration à la manière des Mille et une Nuits avec ce genre de récit qui semble se dérouler sous les pas du lecteur, et de l'auditeur qu'est le juge, qui maintient en haleine et qui distille ses informations au compte-gouttes. Par ailleurs, comme dans Les Mille et Une Nuits, le récit a un caractère salvateur. Il recule une échéance et impose la victoire de la subjectivité sur le système. Comme si le Salut résidait dans le récit, dans la recomposition des événements. Un peu d'ailleurs comme en psychanalyse...

Oui, c'est vrai. J'ai confondu pendant toute l'écriture du livre la figure du juge avec celle du psychanalyste (rires). Je dois dire que d'un point de vue naturaliste, ce n'est pas une situation si crédible. D'abord, on n'imagine pas un type dérouler un récit pendant quatre heures de manière aussi limpide ; ensuite, normalement, dans un cabinet de juge d'instruction comme ça – enfin, je dis cabinet, ce n'est même pas le mot –, dans le bureau du juge, il y a un greffier par exemple. S'il n'y en a pas, c'est tout simplement parce que, dans ma tête, on était plus avec un médecin qu'avec un juge.

Ici la psychanalyse est un peu le nœud de l'affaire. En tout cas, je m'associe volontiers à tout ce qu'elle peut espérer de la cure : la réparation par le récit, la recomposition des choses et donc obtenir une forme de souveraineté sur soi-même uniquement par le fait du langage.

De manière plus littéraire, je crois, le seul moment salvateur en vérité, c'est l'espace même de la parole. Certes le dénouement fait que la parole est performative, va produire un effet positif, mais la réalité, c'est que le vrai moment de jouissance pour le narrateur, c'est le fait même de raconter. Kermeur pourrait ne jamais s'arrêter de parler, vivre dans cet espace-là, un peu suspendu, hors de la réalité, comme Shéhérazade en effet... L'espace d'avant le couperet, l'espace d'avant la mort, c'est la parole.

Kermeur est un homme assez banal, qu'on imagine pas plus lettré qu'un autre. Or il se trouve que dans son récit, il produit une langue infiniment poétique, pleine d'images, de métaphores, qu'on n'imaginerait pas entendre dans le bureau d'un juge de la part d'un homme comme lui. Une langue qui s'ancre très bien dans un livre comme le vôtre mais un peu moins dans la réalité...

Oui, c'est un roman (rires). Ce n'est pas un roman naturaliste. Mais qu'est-ce que ça voudrait dire reproduire la parole d'un homme banal, d'un ouvrier, sinon projeter une sorte de catégorie objectivante qui aurait un savoir sur ce que c'est qu'un ouvrier ou ce que c'est qu'une parole normale ?

Par ailleurs, le fait qu'il ne soit pas lettré ne l'empêche pas d'avoir une épaisseur d'âme qui n'a rien à envier à je ne sais quel philosophe parisien. De ce point de vue-là, il me semble que le travail de l'écriture est d'explorer à un niveau infra-mince, de dessiner les contours de cette vie intérieure. Et cette vie intérieure, elle est quantique.

J'irais même plus loin : si le personnage était un intellectuel ou avait une maîtrise rhétorique, il serait incapable de déployer une telle richesse métaphorique. Parce que, précisément, il aurait des mots pour les choses. Donc je pense que si j'imagine un type qui pousse les curseurs de sa propre existence au maximum, comme ça, qui parle de pas grand-chose, en toute innocence, qui cherche avec beaucoup de ténacité la vérité de son propre récit, normalement il arrive à ça. Moi, je pense que si Kermeur avait écrit le livre à ma place, il l'aurait écrit comme ça (rires).

Tanguy Viel

À la Bibliothèque Eaux-Claires Mistral vendredi 7 avril à 18h30
Au Musée de Grenoble samedi 8 avril à 10h30 et dimanche 9 à 10h30 et 14h

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