Lettre de Cannes #6

Festival de Cannes 2017 / Ou comment un dernier film vient relancer la compétition, et où il faut apprendre à finir.

Cher PB,

Je t’envoie cette dernière lettre à quelques heures d’un palmarès que, comme à son habitude, la presse s’empressera de mettre en pièces. Habitude étrange, à vrai dire : qui, du cinéaste et des acteurs qui font des films et composent un jury collectif ou du critique qui se contente de les voir, est le plus apte à en juger la valeur ? Qui est le meilleur spectateur de cinéma ? Vaste question que je ne trancherai pas ici, car bon, j’ai autre chose à faire. Mais l’an dernier, quand l’agora critique hurlait à la mort après la Palme remise à Moi, Daniel Blake, estimant qu’il s’agissait d’une « mauvaise Palme », on pouvait légitimement lui rétorquer que le film ne la DÉMÉRITAIT pas, quand bien même d’autres films la méritaient tout autant, sinon plus. The Last face, le film de Sean Penn, eût été d’évidence une mauvaise palme, car personne – à part Luc Besson, c’est dire – n’a défendu la chose, la jugeant unanimement nulle et nocive pour le cinéma. De toute façon, l’envie de réécrire l’histoire d’un palmarès à l’aune de ses choix personnels tient tout autant de l’égocentrisme que de l’illusion rétrospective, ce fléau qui empêche d’accepter la réalité telle qu’elle est pour lui préférer ce qu’elle aurait pu être. Donc, la Palme de ce soir, ce sera la Palme de 2017, et on aura beau refaire le match dans tous les sens, il faudra, à un moment ou l’autre, en accepter le résultat.

Alors que les jeux semblaient être faits concernant la compétition, la présentation du film de Lynne Ramsay, You were never really here, a relancé le suspense. En 1h25 (sans générique, signe d’un film tout juste sorti du four de la post-production), la cinéaste écossaise propose une œuvre minimaliste sur le plan de l’écriture (le scénario doit tenir sur une douzaine de pages, et les personnages s’échangent une cinquantaine de répliques à tout casser) mais maximaliste dans sa mise en scène, d’une sophistication spectaculaire. À travers l’odyssée sanglante d’un vétéran de guerre reconverti en tueur à gages et hanté par des visions traumatiques et morbides, Ramsay déconstruit l’espace-temps de son film pour en faire une symphonie mentale et sensorielle. Les séquences, déjà passablement fragmentées, sont comme secouées de l’intérieur par des images qui surgissent en flashs tirés de l’inconscient de son personnage, et par la prestation hallucinée d’un Joaquin Phoenix épaissi et barbu, déterminé à accomplir sa mission mais lesté par le poids des névroses qu’il trimballe, gros corps malade bardé de cicatrices et d’hématomes.

Difficile à décrire, l’expérience que constitue la vision de You were never really here renvoie en partie aux grands stylistes contemporains que peuvent être Aronofsky ou Park Chan-wook (qui, tiens, tiens, est dans le jury cette année) ces cinéastes qui utilisent le montage comme clé d’accès vers l’intériorité de leurs personnages ; mais Ramsay possède aussi sa propre singularité. Tout paraît se fondre dans une même peinture abstraite – l’environnement, les situations, les personnages secondaires – qui ne répondraient qu’aux sensations éprouvées par son anti-héros désespéré et nihiliste. Dans le dernier mouvement du film, qui s’inscrit dans la grande tradition des massacres rédempteurs façon Taxi Driver, la cinéaste se permet de brouiller encore les pistes, en faisant surgir les fantômes du personnages dans la réalité de l’action.

Même si You were never really here n’a pas détrôné dans mon cœur Faute d’amour au titre de film favori du festival, il faut reconnaître qu’il a largement supplanté des tentatives similaires de cinéma mental aperçues en compétition comme le pourtant réussi Mise à mort du cerf sacré de Lanthimos. Et carrément ringardisé le très surcoté Good time des frères Safdie, un film qui allait braconner l’héritage du cinéma américain des années 1970 et 1980 mais n’en tirait qu’une pénible coulée de plans liquides et de simili-énergie visuelle, dans un polar petit pied aussitôt vu, aussitôt oublié – sinon pour la prestation convaincante d’un Robert Pattinson gonflé à bloc.

Que restera-t-il de ce festival une fois le rideau tombé ? Pas mal de choses pour ma part : l’enfant qui pleure caché dans un couloir dans Faute d’amour ; Godard et Wiazemsky dialoguant à poil dans Le Redoutable ; des poupées racontant en flashbacks une vie brisée par le destin dans Wonderstruck ; une voix derrière une porte tentant de confondre les démons qui la hante dans 12 jours, le sublime documentaire de Depardon ; le logo Netflix, vu trois fois dans trois films tous contestables – dont un gros navet, Bushwick, sous-Fils de l’homme débile avec le yakayo Dave Bautista, vu à la Quinzaine ; et les larmes de David Lynch lors de la standing ovation qui lui a été réservée après la présentation de Twin Peaks, dont on pourrait aussi mettre toutes les images comme film idéal d’un festival qui, à défaut d’avoir fourni une sélection irréprochable, a rarement été aussi agréable à vivre et à suivre. Mais peut-être était-ce simplement mon humeur du moment…

A très vite

C

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