Dorothée Munyaneza : « L'art doit contribuer à réparer les blessures du Rwanda et d'ailleurs »

Unwanted

Hexagone

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Spectacle / C’était l’un des chocs du dernier Festival d’Avignon : le spectacle "Unwanted" de la britannico-rwandaise Dorothée Munyaneza, sur les femmes victimes de viol lors du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Une proposition glaçante entre théâtre, danse et musique dont on a parlé avec elle par mail (c’était le seul moyen au vu de son emploi du temps) avant son passage par l’Hexagone de Meylan.

Unwanted, spectacle construit autour de paroles de femmes victimes de viol lors du génocide rwandais, fait suite à un premier spectacle plus autobiographique…

Dorothée Munyaneza : Oui. Dans Samedi détente, j’ai partagé un témoignage autobiographique de ce que j’ai vécu en 1994 durant le génocide des Tutsis au Rwanda. J’ai porté à la scène mes propres mots. Je me suis ensuite demandé quelles paroles ou quels témoignages je voulais faire entendre maintenant.

Après avoir vu le documentaire de Thierry Michel L’Homme qui répare les femmes à propos du Dr Denis Mukwege, mais aussi Rwanda, la vie après, paroles de mères de Benoît Dervaux et André Versaille et Mauvais souvenir de Marine Courtade et Christophe Busché, je n’avais plus de doute sur le sujet que je voulais aborder en tant qu’artiste : les témoignages de femmes victimes de viol pendant le génocide m'ont bouleversée, et j'ai voulu contribuer à la libération de leur parole.

Comment avez-vous mené tout ce travail de récolte de paroles ?

Plusieurs associations de soutien aux femmes victimes de viol se sont mises en place au Rwanda, au sein desquelles le traumatisme est souvent discuté. C'est l'une d'elles que j'ai approchée lorsque je suis venue travailler au Rwanda : l'association Sevota fondée par Godelieve Mukasarasi pour venir en aide aux femmes des collines. J'ai rencontré une soixantaine de femmes et de nombreux enfants, qui ont eux aussi leurs espaces de parole.

Seule ou en présence de Godelieve Mukasarasi, je leur racontais d'abord mon histoire. Je leur parlais de Samedi détente et de mon projet concernant le viol comme arme de guerre. Ensuite, je leur posais une question, souvent la même : vous êtes-vous accepté.e ? J'ai reçu les réponses comme des dons, que j'ai enregistrés. À la fin, je leur proposais de me chanter une chanson ou de me montrer une danse. J'ai aussi pris en photo ces personnes. Car si le point de départ de Unwanted est bien le viol, j'ai aussi voulu montrer comment elles se relèvent de ce qu'elles ont vécu. Je pense que l'art doit contribuer à réparer les blessures du Rwanda et d’ailleurs.

Avez-vous eu du mal à récolter ces paroles, parfois très dures ?

En arrivant au Rwanda, je pensais trouver des femmes anéanties à jamais. Ce n'est pas le cas. Elles soignent leur corps de tout ce qu'il a subi, et assument le quotidien avec une grande dignité. Les femmes qui sont tombées enceintes de leur agresseur et celles qui ont contracté le sida et d'autres maladies, surtout, sont forcées de vivre chaque jour avec les traces de l'agresseur. Mais tout est résistance chez elles, à commencer par la marche. La verticalité.

Elles travaillent aussi sur leurs rapports à leurs enfants nés des viols. Après un long rejet, certaines ont réussi à devenir pour eux de vraies mères. Et ces enfants de leur côté font tout pour comprendre ce qui s'est passé et pour pardonner. Pour aller de l'avant.

Vous avez d'abord imaginé porter ces paroles seule sur scène…

Oui, je voulais être seule chargée de toutes les voix de ces femmes. Puis j’ai rencontré la chanteuse et musicienne Holland Andrews à Portland : rien que sa voix pure, non trafiquée, offre plusieurs textures. Elle peut partir en envolées lyriques façon opéra pour se précipiter dans des couches souterraines avec une voix très gutturale. Grâce à sa capacité à naviguer entre les timbres, soutenue par sa maîtrise des pédales à boucles, elle peut évoquer à elle seule tout un chœur.

En improvisation, quand moi je sombrais dans l’extrême violence, elle savait me rattraper avec un contraste poétique, au moment où, dans le récit, on se demande s’il existe encore quelque chose à sauver. Elle est incroyable.

Finalement, ces paroles se retrouvent au cœur d'un spectacle qui n'est pas narratif, didactique, mais fragmenté et très contemporain dans la forme…

J’ai su que la porte d’entrée pour ce spectacle serait musicale. Quand j’écoutais les témoignages des femmes rwandaises ou congolaises ou quand je lisais ceux des femmes d’ex-Yougoslavie, de Syrie, elles racontaient des faits d’une extrême violence avec une telle douceur et un tel calme. Ce contraste était lui-même un sujet. La pièce est construite à l’image du cyclone : beaucoup d’effets et de traitements sonores quand on entre dans l’intériorité, et soudain le calme de l’œil, la frontalité du témoignage brut. Pour mieux l’écouter par contraste.

J'ai voulu multiplier les manières de dire la douleur pour créer une sorte de vague. De symphonie avec ses crescendo et ses diminuendo. Car pour aller jusqu'au bout du récit de l'horreur, il faut accorder du repos au corps. Le son, la musique, le chant sont là pour précéder et prolonger le geste, pour laisser au spectateur la place d'écouter et d’inhaler ce qui est entendu. Nous voyageons ensemble, dans l'obscurité et aussi dans la lumière.

Considérez-vous faire du théâtre documentaire ? Et pensez-vous qu'un spectacle peut faire changer les choses ?

Bien sûr je suis une artiste, mais je crois profondément que la danse, le texte, la musique et le théâtre sont là pour me permettre de porter à ma manière ces voix avec mon corps et vers le public. J'aime souvent citer Nina Simone, qui a dit : comment puis-je être une artiste et ne pas refléter mon époque ? Pour moi, cette question est d'une grande importance, car en tant qu'artiste, je ne peux être indifférente à ce qui se passe dans le monde, de façon proche ou lointaine.

Nous portons des souvenirs, nos corps portent des histoires qui sont liées à d'autres histoires passées mais aussi au présent de l'histoire de notre humanité. Être artiste, c'est donc trouver l'espace pour raconter ces histoires, pour revenir aux souvenirs et réparer les fractures. Comme Hlengiwe Madlala Lushaba, une amie chère et une artiste merveilleuse, l'a dit une fois : notre tâche en tant qu'artistes est de réparer ce qui a été cassé. Et peu importe que nous le fassions à travers la danse, les mots, la musique, la poésie, la peinture, la chanson, nous ne pouvons pas rester à la périphérie de notre monde.

Unwanted
À l’Hexagone (Meylan) mardi 12 et mercredi 13 décembre à 20h


Unwanted

Unwanted est un de ces spectacles qui, une fois vus, restent fortement imprégnés dans l’esprit des spectateurs par les émotions et les images qu’ils convoquent. Comme, ici, lorsque que Dorothée Munyaneza met en scène la parole d’une mère qui explique avoir accouché d’un enfant non désiré (d’où le titre), d’une « hyène » issue d’un viol. Glaçant.

La comédienne, chorégraphe et chanteuse britannico-rwandaise (elle est née en 1982 à Kigali, ville qu’elle a quittée pour Londres en 1994, à 12 ans, comme elle le racontait dans son premier spectacle Samedi détente) donne ainsi la parole à ces victimes elles aussi du génocide rwandais de 1994 – les chiffres sont vertigineux : quelque 250 000 femmes ont été violées, et entre 2 000 et 5 000 enfants en sont nés selon l’ONG Human Rights Watch.

Unwanted aurait donc pu être du théâtre-documentaire se confrontant à l'histoire tragique du Rwanda, livrant brut sur le plateau des paroles bouleversantes. Ça en est, certes, mais c’est aussi un cri de rage pour « libérer la parole », qui prend des formes multiples sur le plateau – notamment la musique, en compagnie de la chanteuse afro-américaine Holland Andrews. Et qui dépasse le constat tragique pour montrer comment ces victimes, et plus largement un pays, tentent de se reconstruire.

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