Après "Much Loved", Nabil Ayouch poursuit son auscultation des fractures du Maroc contemporain. Derniers instants avant le cataclysme dans un Casablanca qui n'a plus rien à voir avec l'image idéalisée par Michael Curtiz en 1942.
Maroc, entre les montagnes de l'Atlas et Casablanca, en 1982 et 2015. Portraits croisés de plusieurs personnages en proie au durcissement du régime et des mœurs, aux préjugés, alors que le religieux gagne du terrain et que les différences sociales mènent à un inévitable chaos...
Cette manière de brasser les époques et les protagonistes autour d'une communauté de destins (et de cet événement final annoncé par le titre, cristallisant les tensions, rancœurs et humiliations accumulées) rappelle le "cinéma-choral" à la Alejandro González Iñárritu ou le Magnolia de Paul Thomas Anderson. Mais Nabil Ayouch ne le fait pas glisser vers ce panhumanisme lyrique à la mode il y a une dizaine d'années. Les temps ont changé ; un voile de désenchantement s'est abattu sur le monde, douchant les espérances. Y compris celles suscitées par les Printemps arabes.
Au feu
Jadis apprécié à Rabat pour l'aura internationale dont ses œuvres bénéficiaient, Nabil Ayouch est passablement tombé en disgrâce avec Much Loved (2015), intransigeante chronique montrant le quotidien de prostituées marocaines – une réalité que d'aucuns auraient hypocritement aimé occulter et dont la publicité a suscité d'effroyables remous. Avec sa coscénariste (et interprète) Maryam Touzani, le cinéaste poursuit incontinent dans ce film creusant à la racine des trémulations contemporaines, remontant à l'origine de la violence : quand l'arabe chasse le berbère dialectal à l'école, la religion s'invite insidieusement et la division contamine les esprits. Une "petite" concession aux conséquences dignes d'un tsunami une trentaine d'années plus tard.
Razzia révèle une ville, Casablanca, à deux doigts d'atteindre son point de rupture. Assumer sa liberté de femme dans l'espace public (et même privé) relève de la gageure : quolibets, menaces et intimidations saluent celle qui ose marcher tête et jambes nues, allumer sa cigarette – il ne s'agit pas de prévention du tabagisme. Dans cette société de plus en plus fractionnée, où l'on craint de s'afficher avec des juifs par peur du qu'en-dira-t-on, où la jeunesse dorée rivalise d'arrogance face à une plèbe à bout de nerfs, la moindre étincelle peut tout embraser. Et il y a beaucoup de vendeurs d'allumettes à la sauvette...
Razzia
de Nabil Ayouch (Fr-Bel-Mar, 1h59) avec Maryam Touzani, Arieh Worthalter, Abdelilah Rachid...