Grégoire Bouillier : « Écrire, c'est vivre »

Le Printemps du livre au Musée de Grenoble

Musée de Grenoble

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Littérature / Avec "Le Dossier M", enquête sur une histoire d'amour impossible comme clé de l'élucidation du suicide d'un ami, Grégoire Bouillier a livré un roman monstre absolument jouissif de plus de 1700 pages paru en deux volumes. Et continue de se poser en défenseur de la réalité contre les chantres de cette autofiction à laquelle on l'a souvent assigné. Interview fleuve pour une œuvre hors norme avant sa venue au Printemps du livre, qui a lieu du mercredi 21 au dimanche 25 mars (lui sera vendredi, samedi et dimanche au Musée de Grenoble).

Les premiers commentaires sur Le Dossier M se rapportaient surtout à son format hors norme... Pensiez-vous qu'il soit encore possible de publier une œuvre d'une telle ampleur en 2018, sans faire reculer éditeurs, libraires, journalistes, lecteurs ?

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Grégoire Bouillier : C'est une question qui s'est posée seulement le livre fini. Pour ma part, j'avais une histoire à raconter et je ne suis pas du tout parti avec l'idée de faire un gros livre, d'autant plus que les précédents étaient brefs. C'est l'histoire que j'avais à raconter qui a décidé du format que ç'a donné à la fin. Ce n'était pas du tout prémédité. Comme le dit la phrase d'exergue, de John Coltrane, « je suis parti d'un point pour aller jusqu'au bout » et ce point, c'était le suicide de Julien.

À partir de là, il fallait que je raconte toute l'histoire – toute l'histoire de M – comme une sorte d'enquête conduisant à élucider pourquoi Julien s'était suicidé. J'avais un certain nombre de scènes en tête qui formaient un chemin mais comme je le dis à un moment dans le livre, il y avait un chemin, il s'est perdu en cours de route, c'est donc qu'il y a une route. Le Dossier M est cette route.

C'est-à-dire que j'ai commencé à écrire et, chemin faisant, je tombais sur un aspect de l'histoire qu'il fallait que je traite – par exemple la différence de classe sociale entre M et moi. Tout à coup, il fallait que je parle de mon rapport à l'argent, parce que c'était lié et que cela avait un sens d'en parler. Bien évidemment, cela augmentait d'autant le texte, mais pas moyen de faire autrement. Je devais tout dire, c'était mon contrat de départ. C'est ainsi que chaque fois que je tombais sur "une pièce à verser au dossier", le livre grossissait et n'arrêtait pas de grossir.

Je n'avais pas raconté un quart de l'histoire que j'avais déjà 1 million de signes ! Que faire ? Couper ? Mais au nom de quoi ? À un moment, je cite une lettre de Tchekhov à son éditeur, où il dit qu'il aurait adoré raconter ce que ressent le médecin lorsqu'il accouche son héroïne, il aurait adoré décrire le temps qu'il fait, le paysage... Et il peste de devoir y renoncer pour des raisons de délai, de format du livre... C'est-à-dire en raison de contraintes extra-littéraires.

Lire cette lettre a été comme un déclic ?

Oui. Je me suis dit : j'ai une histoire à raconter et il n'y a aucune raison, surtout pas économique, qui va m'obliger à supprimer quoi que ce soit. C'est le sujet qui fait le livre, oui, mais c'est aussi le livre qui fait le sujet et cela signifie qu'il ne doit obéir qu'à ses propres injonctions. Sinon il se soumet à des contraintes qui ne sont pas les siennes et, au bout du compte, il se conforme à l'idée qu'on se fait d'un livre et, au lieu d'être livre, il devient "l'image d'un livre", il devient un conformisme.

J'ai donc décidé de me fiche de la question du format, qui induit évidemment un formatage de la pensée. J'ai donc fait à mon idée. Je voyais bien que j'étais trop long mais ce n'était pas mon problème à ce moment-là, ce ne devait pas l’être à ce moment là ! Cela avait même quelque chose de politique de prendre cette liberté. C'était politique, pour tout dire. Une façon de jeter un pavé dans la marre et pas un petit caillou, un vrai pavé…

Bien sûr, une fois le livre fini, le principe de réalité m'a rattrapé : j'avais plus de quatre millions de signes et je me suis dit qu'il fallait tout de même que je coupe car aucun éditeur ne voudrait d'une dinde aussi grosse ! J'ai donc essayé de couper. Mais tout se tenait tellement bien que c'était impossible. Couper ici, c’était détricoter un pan ailleurs… C'est alors que j'ai eu l'idée du site Internet. Tous les passages que je ne voulais pas couper parce qu'ils faisaient partie des pièces à verser au dossier, je pouvais les exporter sur le site. À la fin, j'ai réussi à virer 500 000 signes, tout en en gardant la trace dans le livre, car ils devaient y figurer aussi.

À l'époque je n'avais pas d'éditeur, hormis un éditeur historique, Allia, qui a lu les 2000 pages en dix jours et le voulait sans aucune coupe. Ça m'a vraiment rassuré qu'Allia prenne tout en bloc, sans rien couper. Mais de mon côté, j'avais envie de changer d'éditeur, pour ce livre différent j'avais envie d'une aventure éditoriale différente et il se trouve que je connaissais une attachée de presse qui a donné le texte à Flammarion, qui l'a accepté immédiatement et, là encore, sans rien couper !

Alors que j'étais vraiment persuadé qu'on me dirait : « Bon, votre livre est très bien, mais on ne peut pas publier 2000 pages, c'est juste impossible. Donc, on va travailler et couper un bon tiers, etc. ». Mais ni Allia, ni Flammarion n'ont demandé quoi que ce soit de la sorte et j'ai trouvé ça absolument génial. Cela prouve que tout n'est pas verrouillé. Qu'il est toujours possible de publier des livres qui sortent des sentiers battus et ne se présentent pas d’emblée comme des produits formatés.

Est-ce que cela dit quelque chose de la manière qu'ont les écrivains d'envisager ce qu'ils peuvent se permettre de faire ?

Je ne sais pas trop ce que les écrivains se permettent ou pas. Chacun affronte ses propres limites... Reste que plus personne ne sait très bien ce qu'est un livre parce que tout le monde a trop bien intégré ce qu'est un bon ou un mauvais produit. C'est l'époque qui veut ça. Et elle n'épargne personne. Nous croyons parler mais l'époque parle aussi à travers nous. Nous avons tendance à confondre notre intériorité avec la société que nous avons intériorisée.

Ce que je trouve très rassurant, c'est qu'un livre comme Le Dossier M soit possible. Que des éditeurs soient capables de prendre le risque de le publier. Mais il y a eu beaucoup de gros livres en cette rentrée. Je ne suis donc pas le seul à prendre le risque de rebuter d'emblée. De faire peur... Dans l'idéal, j'aurais d'ailleurs aimé que Le Dossier sorte sous la forme d'un coffret de deux livres, plutôt que les deux volumes soient publiés à quelques mois d'intervalle. Mais là, Flammarion m'a prévenu que cela rebuterait totalement les gens. Et pas seulement à cause du prix... Sans compter les journalistes : ils ne prendraient pas le temps de lire 2000 pages alors qu'ils ont des tonnes de bouquins à lire à la rentrée et, de ce fait, Le Dossier passerait totalement inaperçu, ce serait suicidaire.

Le livre est donc sorti en deux volumes et c'était déjà un défi d'arriver à le faire lire. Les gens de Flammarion ont vraiment bien travaillé. Ils m'ont tout de suite dit que ce livre n'était pas un simple "coup de cœur" de la rentrée, comme on dit, mais qu'ils visaient plus loin, sur la durée. En tout cas, je suis heureux que le livre existe tel que je l'ai pensé et voulu. Cela a été une aventure personnelle de l'écrire et pour qu'il existe – avec le site et tout – il fallait aussi qu'il soit une aventure éditoriale.

Le fait que votre livre ait été bien accueilli tient-il aussi au fait que vous étiez pas mal attendu, que beaucoup de gens ayant lu par exemple Rapport sur moi (2002), qui avait remporté le Prix de Flore, se demandaient si, ou quand, vous alliez republier...

C'est quelque chose que j'ai beaucoup de mal à maîtriser. Je n'avais pas le sentiment d'être attendu, plutôt d'avoir été oublié après dix ans sans rien publier [depuis Cap Canaveral en 2008, NDLR]. Evidemment mon éditrice à lu le manuscrit parce que j'avais écrit Rapport sur moi.

Mais la première fois qu'on s'est vu après qu'elle ait lu Le Dossier, elle m'a dit un truc qui m'a tout de suite convaincu qu'elle avait compris ce que j'avais fait. Elle m'a dit : « Rien que sur votre nom, vous pouviez publier n'importe quel bouquin de 300 pages, même mauvais, tout le monde le prenait. Mais là, vous vous êtes démerdé pour qu'on prenne ce livre indépendamment de votre nom ». Aussi attendu que je pouvais vaguement l'être, le livre oblige à ce qu'on le juge lui. L'argument de vente type « Bouillier revient dix ans plus tard » n'est pas suffisant pour le publier. Et rien ne peut mieux me convenir. C'est le livre qui compte, pas l'auteur.

Dès vos débuts, avec Rapport sur moi, on vous a rattaché à l'autofiction. Vous affirmez faire de l'autobiographie... Dans L'Invité mystère (2004) vous écriviez : « je n'invente rien car j'ai beaucoup trop d'imagination pour cela ». Or, on débat beaucoup ces derniers temps de l'opposition fiction/réalité, opposition que vous balayez...

Rapport sur moi a été écrit en 2002, en plein essor de l'autofiction qui, c'est à noter, est elle-même synchrone de la télé-réalité. Dans les deux cas, il s'agit de scénariser la réalité. Moi, ce qui m'intéresse c'est "l'imagination de la réalité". Je veux dire : tout ce qui se passe dans la vraie vie est dingue ! Mon histoire de M avec Julien qui se suicide à la fin : j'ai trouvé ça dingue, au-delà de mes sentiments ou de la culpabilité. Mais la réalité est dingue pour tout le monde. Tellement que cela nous fait peur et que nous nous dépêchons d'intellectualiser ce qui se passe afin de nous rassurer.

Tout le monde sait très bien que la réalité dépasse la fiction. Si c'est le cas, un écrivain doit en tenir compte. De plus en plus de livres ou de films se targuent de s'inspirer de la réalité, comme si la fiction était devenue insuffisante. Historiquement, la fiction était pertinente lorsqu'il s'agissait d'échapper à la censure ou de s'occuper à une époque où le temps social pouvait sembler figé. Mais la vie moderne a complètement accéléré les événements. Au XIXe, les romans paraissaient bien plus vivants et palpitants que la vie de tous les jours. Il n'y avait pas de télé, pas d’avions, pas de haut débit, pas de vitesse pour exciter l'imaginaire, le livre était parfait et le temps de lecture – qui est un temps lent – bien plus adapté.

Aujourd'hui, le rapport de vitesse s'est inversé, nous sommes à la remorque de l'évolution des temps. La fiction n'est donc plus en avant du monde mais en arrière, d’où le fait que les romans cultivent une espèce de nostalgie de leur grandeur passée. Le statut de la pure fiction est très dégradé à cause de la fiction du monde qui, elle, est désormais beaucoup plus puissante. Comme disait Chesterton, « les œuvres de l’imagination sont à la gloire de leur auteur, elles sont une création de l’esprit humain et, par conséquent, elles sont à sa mesure. »

Sous-entendu, elles ne sont pas à la mesure de Dieu. Mais je suis moins croyant que Chesterton et ce qui m’intéresse, c’est de prendre la mesure de la réalité, car elle est bien plus vaste que moi. Elle excède en permanence ma propre mesure et j’aime bien l’idée d’affronter ce qui me dépasse. C’est comme peindre une toile de six mètres sur dix : on est forcé d’entrer dedans. Il faut se jeter à l’eau en espérant s’en sortir.

La réalité à l'œuvre dans votre livre est si incroyable qu'on en vient pourtant à se demander s'il ne s'agit pas de fiction ?

Si j'arrive à faire passer l'idée que la réalité est une fiction, alors c'est réussi. Pour ne prendre qu'un exemple, nous vivons dans une société régie par l'économie et nous pensons que c'est la réalité, alors qu'il s'agit d'un récit. Le capitalisme est un récit. L'idée que des gens doivent en exploiter d'autres pour le bien de tous est une pure fiction et qu’elle se soit réalisée ne signifie pas qu’elle soit naturelle ou légitime.

Or, il n'y a rien de plus difficile à contester qu'un récit. Précisément parce que c'est une fiction. Et c'est ici que la littérature devient pertinente : elle peut opposer un autre récit. J'aime beaucoup cette phrase dans Alice au pays des merveilles : « Ah mais non, je ne veux pas faire partie du rêve de quelqu'un d'autre. » Surtout si ce quelqu'un d'autre est Milton Friedman...

Voyez-vous dans l'acte d'écriture un pouvoir d'élucidation de la réalité et du monde ?

C'est l'idée. Parce que nous sommes des êtres de langage. J'ai fait de la peinture lorsque j'étais jeune et même si j'ai adoré peindre, il me manquait les mots, il me manquait le rapport à l'intelligence, ou plutôt à l'intelligible, qui se trouve différé dans la peinture (ou dans la musique) parce qu'on a d'abord accès à une émotion. C'est d'ailleurs une part du projet du livre que de s'adresser aussi à l'intelligence du lecteur.

J'en ai un peu marre que tout soit jugé à l'aune de l'émotion. Il n'y en a plus que pour les émotions aujourd'hui. On voudrait que l'être humain abdique toute intelligence et toute conscience qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Moi, j'ai plus besoin d'intelligence dans ma vie que d'émotions : dans les livres, dans les films, chez les êtres, partout. Éprouver des émotions, c'est facile, c'est assez primaire. Mais cela ne nous aide pas.

Dans Le Dossier M, toutes les situations sont évidemment chargées d’émotions, mais c'est pour mieux donner du sens à ce que je raconte. C'est pour comprendre ce qui s'est passé. Comment telle ou telle chose a pu se produire. L'intelligence permet de donner du sens là où l'émotion empêche justement d'en donner. Pour moi, l'intelligence est finalement la plus belle source d'émotions.

Dans votre œuvre, on compte un rapport et un dossier, associés au souci du détail factuel qui va avec ce genre de document. Vous en faites des genres littéraires en soi, ni tout à fait du roman, ni tout à fait de l'autobiographie...

Cela revient à la question de la fiction, autofiction, exofiction, roman, autobiographie... Il s'agit là de catégories bien commodes pour parler des livres, mais je ne me reconnais dans aucune d'entre elles. Je n'y tiens surtout pas et cela depuis Rapport sur moi.

Quand j'écris, j'ai tendance à penser que je suis le premier écrivain sur Terre parce que personne n'a encore raconté l'histoire que je m'apprête à raconter. Je sais bien que c'est faux, mais cela à un double avantage : d'une part, je ne suis pas tenu d'obéir aux règles du roman, de l'autofiction, de l'exofiction..., d'autre part, je suis forcé d'inventer la forme qui correspond exactement à l'histoire que je raconte.

Le sujet fait le livre mais le vrai sujet, c'est le livre. Il doit donc s'inventer lui-même. Trouver sa propre catégorie littéraire. Le Rapport était ainsi littéralement, un "rapport". Le Dossier c'était pareil. De l'un à l'autre, cela dessine les contours d'une catégorie qui, à l'évidence, m'est propre et m'assigne à un certain endroit d'écriture. Ainsi, l'idée d'avancer dans le récit en versant des pièces au dossier est venue du fait que je m'étais dit que j'écrivais un "dossier". Cela a joué dans les deux sens. Si je m'étais dit que j'écrivais un roman, le livre n'aurait pas du tout été le même.

En 2008, vous disiez dans une interview que vous butiez sur une histoire qui vous était arrivée et que si vous vous y mettiez cela n'irait probablement pas au-delà de quarante pages...

C’est vrai, j'ai mis très longtemps à pouvoir démarrer le livre. Je butais totalement sur le début. Pour moi, cette histoire de M commençait nécessairement par le suicide de Julien, sauf que je n'y arrivais pas. Chaque fois que j'essayais, je trouvais ça obscène, répugnant, ça ne marchait pas du tout, c'était affreux, cela sonnait complètement faux. Je le dis d'ailleurs dans le livre.

À un moment, quelqu'un raconte qu'il a vu un film sur les gens qui ont été irradiés à Tchernobyl et il dit que ce film était très beau. Et le narrateur se dit que c'est ça qui ne va pas : des gens se font irradier et, à la fin, on dit que c'est un beau film. C'était la même chose avec le suicide de Julien. Je ne voulais pas qu'on puisse dire que c'était de belles pages, très émouvantes ou un truc dans le genre. Pas de ça ! C'est mon rapport éthique à l'écriture. Parce que, contrairement à ce que l'on pense d'ordinaire, la bonne littérature procède d'un engagement éthique qui sous-tend chacune des phrases sur le papier. Sachant que l'éthique n'est évidement pas la morale. C'est comme la justice : elle n'est pas toujours raccord avec la loi.

En tout cas, impossible de raconter le suicide de Julien. D'autant plus que je suis impliqué dans ce suicide et d'où en parler ? D'où parler ? Voilà la bonne question. C'est comme l'affiche du film Germinal : on voit les mineurs en grève avancer frontalement et c'est une belle image de la révolte. Sauf que voir des mineurs en colère qui avancent vers vous, c'est typiquement le point de vue des flics ! C'est ça le problème du point de vue.

Ce qui m'a sauvé, et je n'en avais pas du tout conscience sur le moment, c'est qu'à force de me demander comment Julien avait pu se suicider avec la ceinture de son pantalon à la poignée d'une fenêtre, comme c'était possible techniquement, je me suis livré à une petite reconstitution chez moi et ça, je pouvais le raconter ! Cela m'a complètement libéré.

D'un coup, le suicide de Julien a cessé d'être une image pour devenir une expérience vécue, aussi dérisoire soit-elle. Mais c'était mieux que rien. C'était un début. A partir du moment où je prends les choses sur moi, je n'ai plus aucun problème. C'est moi que j'incrimine. C'est beaucoup plus facile que de parler des autres. Surtout, cela ne leur vole rien. Cela ne les exploite pas. Cela ne les dépossède pas. On croit que je parle de moi, mais en fait, je pars de moi. C'est ma façon d'aller vers les autres. Au moins, on sait d'où je parle. Ce n'est pas le cas de tout le monde.

Dans tous vos livres vous évoquez des souvenirs très précis, qu'ils soient étalés sur une quarantaine d'années ou, dans Le Dossier M, sur une dizaine d'années mais, encore une fois, avec un vrai souci du détail. Or vous dites page 714 du Livre 2 n'être écrivain que pendant l'acte d'écriture, ce qui induit une autre manière d'être à soi, un autre état. De là, est-ce que la littérature, l'écriture, le moment de l'écriture, sont une manière non d'inventer des souvenirs mais de les retrouver et peut-être de les recomposer ?

À la moitié exactement du Rapport sur moi, je raconte une scène où mon père revient vivre à la maison après avoir quitté ma mère. Et il a une barbe. Alors qu'il n'en portait pas avant - ce qui, au passage, me permet de faire toute une théorie autour du professeur Tournesol, dont je crois être le seul à avoir percé la véritable identité (il s'agit du fantôme de Rackham Le Rouge). Bref.... Un jour, je parle de cette histoire de barbe à ma mère et elle me dit que pas du tout, mon père portait la barbe avant de s’en aller !

C'est là que j'ai compris que ma mémoire me trahissait, même si j'ai évidement tendance à prendre mes souvenirs pour argent comptant. J'avais fait exprès de placer cette scène pile au milieu du livre. Tout ça pour dire que je ne suis pas dupe de ma mémoire. En même temps, c'est elle qui est dépositaire de ce qui m'est arrivé et qui eut lieu. Impossible de faire sans. Cela étant, mes souvenirs sont plutôt un cheval de Troie dans mes livres.

Je ne suis pas quelqu'un qui raconte ses souvenirs ! Rien à fiche ! Chacun les siens. Ce qui compte, c'est le fil existentiel qui les sous-tend et que je tire sur la page. C'est la logique dont ils sont l'expression et dont j'ai la faiblesse de croire qu'elle concerne tout le monde, pas seulement moi.

D'une certaine façon, j'utilise mes souvenirs comme de la matière vivante. Ils sont la chair des événements que je raconte. J'écris sous leur dictée. Car mon boulot c'est tout de même d'embarquer les gens. C'est qu'ils aient envie de tourner la page même s’il y en a 800…

Plonger dans mes souvenirs, les revivre sur la page, c'est ce qui me permet de faire vibrer les mots. D'incarner les situations. C'est façon de prendre le lecteur aux tripes et moi-même je m'y laisse prendre, je revis vraiment les trucs devant mon ordinateur, je les sors de l’oubli, au point qu’il peut m'arriver d'éclater de rire ou de pleurer lorsque j'écris. L'important, c'est que cela soit vivant !

Mais ce n'est pas tout. Quand je dis que je suis écrivain uniquement lorsque j'écris, c'est parce que c'est vrai. Il y a une pensée qui ne se déploie que dans le temps dans l'écriture. Précisément parce qu'on écrit. On n'est alors plus la même personne. On pense différemment. Ou plutôt, on découvre tout à coup ce que l'on pense, qui était jusque-là informulé. C'est assez extraordinaire. C'est une aventure proprement existentielle.

D'ailleurs, il y a énormément de choses que j'ai découvertes en écrivant Le Dossier M. Par exemple découvrir que Béatrice et M étaient liées par leurs initiales inversées : cela a été un grand moment pour moi. Cela m'a fait sauter au plafond ! Il n'y a que l'écriture pour provoquer de tels orgasmes au-dessus de la ceinture. Ecrire, c'est amener au grand jour ce qui est latent en nous. C'est pourquoi je peux travailler des jours et des jours sur un passage.

Au début, j'ai une intuition, j'ai envie de dire un truc ou de raconter une scène parce qu’elle porte une intention ; mais plus je tente de mettre des mots, plus cela m'entraîne vers ailleurs, plus d'autres mots viennent qui cherchent à me dire autre chose dont je n'avais pas conscience et tant que je ne sais pas ce que c'est, je ne lâche pas. Tant que ce n'est pas là, tant que ce qui était latent au départ n'a pas trouvé sa forme et son expression, quand bien même c'est très loin de ce que je voulais dire au départ, je m'acharne. Jusqu'au moment où c'est là. C'est juste. C'est parfait. Voici ce que je voulais réellement dire !

Découvrir la vérité que l'on porte, c'est le moment que je préfère lorsque j'écris. A chaque paragraphe, je reproduis en fait la phrase de Coltrane qui se trouve en exergue du livre 1 : « je pars d'un point et je vais jusqu'au bout ». J'ai l'idée d'une scène et je vais jusqu'au bout de cette scène. Jusqu'à ce qu'elle me crache son morceau et que cela aboutisse sur la page à quelque chose qui n'était pas prévu. Qui produit quelque chose. Apporte quelque chose. Fait réfléchir et donne envie de connaître la suite, d'aller encore plus loin, toujours plus loin. C'est comme la vie : on sait comment ça commence mais on ne sait pas comment ça finit. En ce sens, écrire c’est vivre.

En tant qu'auteur comment ressort-on de l'écriture d'un tel livre ?
Je n’ai pas eu le temps d'y penser car entre la sortie du livre, les sollicitations, les extensions sur le site qu'il a fallu mettre en forme, les photos, les vidéos, la lecture de 10 heures de Laurent Poitrenaux à la Maison de la poésie, etc. j’ai été bien occupé. Ce n'est que depuis quelques jours que je me dis que c'est terminé et, bon, cela fait un grand vide.

Pendant les cinq années d'écriture du livre, je n'ai jamais eu autant le sentiment d'être justifié d'être sur terre. Je veux dire : j'avais quelque chose à faire. Quelque chose qui me semblait important. Qui me semblait nécessaire. Qui me justifiait, oui, je ne peux pas mieux dire. D'ailleurs, tant que j'écrivais, je ne pouvais pas mourir. C'était impossible.

On écrit aussi contre la mort et j'imagine que tous les écrivains sont un peu des Shéhérazade. Mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Je ne suis plus qu'un bonhomme comme les autres. Mortel et tout. A un moment, je sais m'être dit que Le Rapport, c'était pour dire bonjour tandis que Le Dossier, c'est pour dire au revoir. On verra bien.

Grégoire Bouillier
Au Musée de Grenoble vendredi 23 à 16h30 (rencontre), samedi 24 à 15h30 (lecture d'extraits du tome 1 par Pierre Baux) et dimanche 25 mars à 14h30 (lecture d'extraits du tome 2 par Pierre Baux)

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