Ladj Ly : « Ma banlieue est joyeuse, mais ça peut partir en vrille »

Les Misérables / Il y a quelques années, Ladj Ly tournait "Les Misérables", court métrage matriciel dont l’accueil a permis (dans la douleur) la réalisation de son premier long en solo. Primé à Cannes, il est à présent en lice pour représenter la France dans la course à l’Oscar du meilleur film étranger.

Comment vous êtes-vous remis dans l’énergie du court métrage ?

à lire aussi : "Les Misérables" : la cité a craqué

Ladj Ly : J’avais toujours eu cette idée de faire un long métrage : plein de séquences étaient écrites. Mais comme vous savez, c’est le parcours du combattant de tourner un long. J’ai voulu faire le court pour rassurer et montrer que j’étais capable de faire de la fiction et des trucs cool. Ça aurait pu tomber à l’eau, mais j’étais convaincu par cette stratégie. Et puis, je savais ce que je voulais : mon énergie était déjà là. Ce court a bien marché dans les festivals, puisqu’on a gagné une quarantaine de prix. Et malgré ça, on a quand même eu du mal à financer le long…

Malgré votre parcours et À voix haute, vous aviez encore besoin de prouver des choses ?

Clairement. Ça fait 20 ans qu’on fait des films avec Kourtajmé ; notre parcours est assez riche, avec des clips, du long, du documentaire… Mais malgré tout ça, c’est compliqué de faire financer un projet. J’ai galéré à financer le film alors que la même année, j’avais eu mon court et mon documentaire sélectionnés aux César. C’est un problème !

Et à quoi l’attribuez-vous ? Au fait que vous ayez pris de chemins de traverse ?

On sait tous que ce genre de sujet est compliqué : un banlieusard qui fait un film sur la banlieue, qui veut traiter de sujets sensibles, quelque part, c’est pas évident.

Aujourd’hui, vous vous retrouvez en compétition pour les Oscars, sans l’avoir voulu ou presque…

Clairement, je ne l’ai jamais voulu ! Je voulais juste financer un film. Et c’était déjà pour moi une victoire. De fil en aiguille, on se rend compte qu’on va en sélection officielle à Cannes, que je suis le premier franco-africain en compétition ; quelques mois après on apprend qu’on est lice pour les Oscars, qu’on représente la France… Entre-temps on a gagné une dizaine de prix pour le film qui n’est même pas encore sorti, donc c’est complètement fou, oui.

Les Misérables est construit comme une spirale : il s’ouvre sur un mouvement joyeux, avec l’idée d’une concorde nationale et avance en accélérant en suivant une logique d’enferment et de réclusion absolue.

Les gens ont l’image que tout le monde est méchant et que c’est triste dans la banlieue… Ma banlieue est tellement joyeuse ; il y a une énergie folle mais aussi ce truc qui fait qu’à tout moment, ça peut dégénérer. Dans cette première séquence de la Coupe du Monde, c’est joyeux mais en même temps il y a une tension. La musique apporte un truc : c’est joyeux mais ça peut partir en vrille. On ne sait pas quand ça va dégénérer, la tension est omniprésente.

Et puis, dans la première moitié du film, on est vraiment en immersion, on prend le temps dans le quartier, de découvrir les gens et de voir comment ça se passe. À partir du moment où l’on a fini cette petite immersion, on entre dans le vif du sujet…

L’immersion se fait grâce au "bacqueux extérieur" arrivé de sa province…

J’ai trouvé intéressant de raconter cette histoire à travers son regard, c’est-à-dire celui du nouveau qui découvre la Cité et ne connaît pas du tout cet univers. Personne n’aurait attendu cette histoire du point de vue d’un policier ; je trouvais ça plus intéressant et plus malin.

Vous avez tourné ce film un an avant la séquence dite des "Gilets jaunes". Imaginiez-vous que vous auriez raison à ce point là ?

Il y a des gilets oranges dans le film, c’est pas loin ! (sourire) Le sujet, on le connaît un peu : on sait ce que c’est que vivre dans des conditions dures et avec les violences policières. Avec le mouvement des Gilets Jaunes, les Français découvrent que la Police française est violente. Mais ça date pas d’aujourd’hui. Merci les GJ d’avoir mis en lumière les violences policières et toutes les difficultés que l’on peut rencontrer dans ce pays.

Qu’est-ce qui fait que les artistes semblent anticiper les faits sociaux ?

Pour ma part, je suis sur le terrain. J’ai grandi à Montfermeil, j’y habite toujours ; je sais ce qui se passe contrairement aux politiques qui sont dans leur petite bulle, pas au courant de ce qui se passe dans la réalité. Nous, en tant qu’artistes, on est forcément connecté avec la vraie vie, en fonction du travail qu'on fait. Je parle de banlieue, je connais la banlieue.

Je viens du documentaire ; je pars du principe que documentaire ou fiction, pour moi c’est pareil : c’est un témoignage que j’apporte. Ici, j’ai trouvé l’exercice intéressant de ramener le documentaire dans la fiction et d’avoir ce mélange pour qu'on se demande si c’est de la fiction ou pas. Par moments, j’ai voulu grader cette couche documentaire très réaliste, caméra épaule. C’est ma marque de fabrique, quelque part. Je vais continuer dans cette façon de faire la fiction mêlée au documentaire. J’aime beaucoup les deux.

Vous avez beaucoup travaillé en collectif ou en duo. Le passage en solo est-il définitif ?

C’est en fonction des projets, il n’y a pas de règle. Quand le projet m’intéresse, j’y vais. Si on doit le réaliser à 4, ça ne me dérange pas du tout. Après, j'ai mes projets perso. Je ne me dis pas que je veux réaliser mes projets tout seul. Je suis assez ouvert, je n’ai pas de problème avec ça.

L’idée du collectif est dans l’ADN de Kourtrajmé ; elle intègre aussi désormais la transmission dans l’école que vous avez créée…

L’idée c’est de renvoyer la balle, de partager notre expérience. Je l’ai créée il y a un an, on forme 30 jeunes aux métiers du scénario, de la réalisation et de la postproduction. On a produit 5 courts métrages, on développe déjà 2 longs. C’est concret : les gens qui arrivent ne partent de rien et à la fin, ils parviennent à faire leur film. Ce concept d’école qu’on a développé nous tient à cœur : on en a ouvert une à Montfermeil-Clichy ; on en ouvre une autre à Angoulême l’année prochaine, en Afrique. L’idée, c’est d’en ouvrir partout.

Kourtrajmé va devenir un label respectable alors qu’il est né en marge des réseaux…

Exactement. On est partis d’un collectif de potes, on toujours voulu être hors cadre. Depuis toujours, on disait le cinéma français nous faisait chier. On voulait faire nos trucs à nous, avec notre énergie. Mais notre école est très peu soutenue : ça se fait avec des bonnes énergies, des potes qui aident. C’est “Kourtrajmé style“. C’est important, c’est notre identité. On continue tous à se conseiller sur nos projets. C’est une famille qui a pris son envol : Kim Chapiron, Romain Gavras, Mouloud Achour sur Canal+…

Kim Chapiron a dû partir aux État-Unis pour mener à bien certains projets. Redoutez-vous d’avoir à en faire autant ?

Pour l’instant, c’est pas une envie. Peut-être dans quelques années, ça viendra peut-être avec le temps. J’ai déjà les deux prochains prévus à tourner alors pour l’instant, je me concentre ici. J’ai d’autres choses à faire avant de partir.

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 17 décembre 2019 Des films et des festivals : pour vous dire nos préférences 2019, nous avions le choix. Voici ce que nous avons retenu de ce (beau) millésime.
Mardi 10 décembre 2019 L’inéluctable destin d’un paysan autrichien objecteur de conscience pendant la Seconde Guerre Mondiale, résistant passif au nazisme. Ode à la terre, à l’amour, à l’élévation spirituelle, ce biopic conjugue l’idéalisme éthéré avec la sensualité de la...
Mardi 19 novembre 2019 24 heures de feu dans la vie d’une banlieue dans les pas d’un équipage de la BAC, quand tout dérape. Prix du Jury amplement mérité (et joliment partagé avec "Bacurau") à Cannes 2019 pour ce premier long par bien des aspects plus prémonitoire que...
Mardi 12 novembre 2019 Et si le bonheur de l’humanité se cultivait en laboratoire ? Jessica Hausner planche sur la question dans une fable qui, à l’instar de la langue d’Ésope, tient du pire et du meilleur. En témoigne son interloquant Prix d’interprétation féminine à...
Jeudi 24 octobre 2019 De Marco Bellocchio (It.-Fr.-All.-Br., avec avert. 2h31) avec Pierfrancesco Favino, Maria Fernanda Cândido, Fabrizio Ferracane…
Lundi 21 octobre 2019 Un intérimaire se lance dans l’entrepreneuriat franchisé avec l’espoir de s’en sortir… précipitant ainsi sa chute et celle de sa famille. Par cette chronique noire de l’ère des Gafa, Ken Loach dézingue toujours plus l’anthropophagie libérale. En...
Mardi 3 septembre 2019 Sortie triomphalement au printemps, "Parasite" de Bong Joon-ho, la Palme d’or du dernier Festival de Cannes, laisse un boulevard aux films de l’automne, qui se bousculent au portillon. À vous de les départager ; ex aequo autorisés.
Jeudi 25 juillet 2019 Les coulisses de l’usine à rêves à la fin de l’ère des studios, entre petites histoires, faits divers authentique et projection fantasmée par Quentin Tarantino. Une fresque uchronique tenant de la friandise cinéphilique (avec, en prime, Leonardo...
Dimanche 2 juin 2019 Une famille fauchée intrigue pour être engagée dans une maison fortunée. Mais un imprévu met un terme à ses combines… Entre "Underground" d'Emir Kusturica et "La Cérémonie" de Claude Chabrol, Bong Joon-ho revisite la lutte des classes dans un...
Mardi 21 mai 2019 Une psy trouve dans la vie d’une patiente des échos à un passé douloureux puis s’en nourrit avec avidité pour écrire un roman en franchissant les uns après les autres tous les interdits. Et si, plutôt que le Jim Jarmusch, "Sybil" de Justine Triet,...
Jeudi 7 février 2013 À force d’adaptations, le roman de Victor Hugo devait en arriver là : la version filmée de la version anglaise de la comédie musicale. Elle confirme les limites de Tom Hooper derrière une caméra et accumule les faiblesses manifestes et les fautes de...

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X