Robert Guédiguian : « Les idées des dominants sont devenues dominantes »

Cinema / Une famille déchirée par l’argent, fléau social gangrenant âmes, cœurs et corps… Dans Gloria Mundi, Robert Guédiguian tend un miroir sans complaisance à sa génération, épuisée d’avoir combattu, et à la suivante, aveuglée par les mirages. Mais ne s’avoue pas vaincu. Entretien exclusif.

Dans la mesure où vous travaillez en troupe, mais aussi où un lien très privilégié vous unit à Ariane Ascaride, comment avez vous reçu la Coupe Volpi qui lui a été remise à la Mostra de Venise ?

Robert Guediguian : Je crois que tous les gens qui travaillent ensemble depuis toujours, dont moi, ont pris ce prix pour eux, disons-le. Et l’on trouve juste et justifié ce rapport qui a été fait entre Ariane (qui est d’origine italienne), ses rôles dans le cinéma que je fais et les grandes références comme Anna Magnani. Un prix à Venise oblige à penser à tout le cinéma italien des années 1970 qu’on aime beaucoup et qui nous a grandement frappés : dans notre adolescence, c’était le plus fort du monde. On a plus de références avec le cinéma italien qu’avec le cinéma français ou américain. C’est un peu une transmission, un passage de témoin magnifique.

Gloria Mundi est un film sur les valeurs. Mais ce mot a des acceptions différentes selon les générations : pour les aînés, il s’agit de valeurs humaines, alors que les enfants les considèrent sur le plan économique…

Je crois, oui. C’est ce qu’on appelle le consumérisme : les rapports marchands, l’argent comptant, l’égoïsme, comme le disait déjà Marx en 1848. Certes, cela existait depuis les années 1970 et les Trente glorieuses, mais je crois que c’est devenu un tsunami qui a submergé toutes les anciennes valeurs et les liens de convivialité, de fraternité, de solidarité, de classe, jusqu’à atteindre aujourd’hui les rapports familiaux, amoureux les plus intimes : sexuels. Tout est relié d’une manière ou d’une autre à l'argent. Jamais une société n’a atteint un tel niveau de marchandisation. C’est ce que le film voulait dénoncer. Même si la génération précédente, la mienne, est à la fois très résignée parce que les luttes ont échoué et que les combats n’ont pas marché, elle a tendance à dire : « Essayons de sauver ce qui reste, la dernière chose qui fasse société, le dernier rempart : la famille. ». Mais même la famille est atteinte ! De ce point de vue, le film est très noir.

Par ailleurs, vous montrez des personnages qui ne croient plus au combat syndical. Pour le spectateur, un tel discours dans un film de Robert Guédiguian est pour le moins déstabilisant…

On le savait bien en le tournant (rire). C’est un film très noir, mais il ne l’a pas été dans sa fabrication : ça nous faisait rire ou sourire de nous moquer d’Ariane qui, pour la première fois, jouait une briseuse de grève !

En même temps, je crois que je suis toujours allé au bout des constats qu’il fallait faire : autant j’ai voulu dans certains films encourager en montrant de très belles actions, des possibilités de vivre ensemble dans une courette — pour prendre l’exemple le plus illustre qu’est Marius et Jeanette, autant j’ai voulu ferrailler dans La Ville est tranquille ou Lady Jane. Il ne faut pas avoir peur du constat dur. Nous, spectateurs, avons besoin quand nous allons au cinéma, d’être parfois encouragés. Mais aussi, parfois, réveillés. Il faut qu’on nous montre le réel autrement. C’est un peu le sens de Gérard, à la fin du film, quand il regarde le spectateur en disant : « Mais vous pensez quoi de cette affaire ? »

La solution aux maux du film est en chacun de nous : il faut que l’on prenne notre destin en main, que l’on se réorganise, qu’on descende dans la rue, qu’on refasse de la politique, du syndicalisme, du rapport de force pour essayer de respirer un peu.

Ce constat, vous l’aviez déjà opéré un peu dans La Villa, avec des parents qui préféraient mourir plutôt que de vivre avec l’argent de leur fils.

Oui, c’est il y a seulement deux ans. Dans La Villa, qui était très différent, il y avait cette surprise de tous ces enfants qui allaient réveiller tous les vieux, pour aller vite (sourire). Dans Gloria Mundi, un personnage va rompre le cercle de la fatalité. Il y a un très beau geste à la fin, que je ne peux pas raconter.

Un geste libérateur pour le spectateur, et un message au gouvernement ?

Bien sûr.

Un autre personnage, campé par Grégoire Leprince-Ringuet, est très emblématique d'une mentalité actuelle. Il pourrait être une incarnation de la "macronie triomphante"…

Il prend pour argent comptant les idées les plus répandues aujourd’hui : «Devenez tous patrons et pas salariés ; propriétaires et pas locataires ! » Comme si cela pouvait résoudre les choses, si tout le monde pouvait monter son entreprise, acheter une maison, un bateau partir en voyage dans les Caraïbes ! Cette illusion de la liberté, que c’est possible pour tous… Cette vie-là, qui n’a pas d’intérêt particulier, n’est possible que pour quelques-uns à condition qu’ils acceptent d’exploiter les autres, de les écraser et de les pousser du pied et de l’épaule. C’est ça que le film critique de la manière la plus virulente : cet égoïsme absolu.

Et le fait que l’on fasse croire à un prolétariat surexploité qu’il pouvait accéder au patronat…

La chose la plus tragique, c’est que les idées des dominants sont clairement devenues dominantes, c’est-à-dire partagées par les dominés. Les gens les plus humbles croient à ce qu’on leur dit. On peut aujourd’hui rencontrer un smicard qui comprend qu’on n’augmente pas le smic parce que on lui a dit que sinon la société dans laquelle il travaille serait défaillante par rapport à la concurrence venue de Pologne ou de Chine, où les salaires sont plus bas. Ce discours là, même le smicard le tient. Il a adopté le discours de l’adversaire. Il n’a plus de conscience de classe, ni qu’il est exploité, il croit que son patron le sert le mieux possible, ce qui est un leurre total. Les idées du capitalisme son triomphantes, alors que dans la réalité, il est en crise au niveau international.

Avez-vous encore un espoir que l’on sorte de ce cauchemar par les voies légales que sont les urnes ?

Les urnes, je ne sais pas… Je n’ai jamais pensé que les urnes suffisaient : pour moi, l’espace démocratique, c’est aussi la rue. Donc, par les deux oui, mais il faut absolument qu’il y ait le lien entre les urnes et la rue. Pour l’instant, j’ai envie de dire que dans la rue, dans la société, le social il se passe des choses, mais ça n’a pas de traduction politique.

Je suis ému par ce qui se passe à l’hôpital aujourd’hui : je trouve la résistance magnifique ; elle est unanime. Les grands "patrons" en médecine comme l’on dit, sont dans la rue, ils n’ont jamais manifesté de leur vie. J’en ai vu sur des marchés qui distribuent des tracts, c’est très beau. Et à côté il y a des aides-soignantes, des femmes de ménage de l’hôpital qui sont là, ils partagent le même combat, la même idée du service public. Il faut que ça trouve une traduction politique.

On vit un moment, transitoire, j’espère, où la politique a tellement déçu et surtout le parti socialiste qui, depuis 30 ans aurait dû être de gauche, ne l’est pas. Les gens ne croient pas qu’il puisse y avoir une politique qui puisse aller dans leur sens d’une manière viable, qui respecte la parole donnée aux électeurs. Je pense qu’ils ont tort. Il faut croire à nouveau à la politique. La démocratie est le moins mauvais des systèmes qu’on connaisse, il faut bien qu’on vote pour quelqu’un qui assure la fabrication des lois, un exécutif qui aille dans le bon sens. Donc il faut que la rue manifeste et que tout ça aille dans le bon sens.

Depuis que je suis né, je n’ai jamais cessé d’appeler à l’union. Dès 1971, j’ai vécu le programme commun, j’ai pensé qu’il fallait unir les forces de gauche. Une force de gauche seule n’arrivera jamais et n’est jamais arrivée à rien dans ce pays, jamais I Si on est un peu historien, on le sait. Donc il faut une réunion des forces de gauche, émancipatrices. Il y en a. Mais pas qu’elles s’amusent les unes les autres et chacune leur tour à jouer « Je suis le leader ». A bon entendeur, salut (rires) !

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