Cinéma / Boire / Thomas Vinterberg s'empare d'une théorie tordue pour s'attaquer à un nouveau "pilier culturel" scandinave : la surconsommation d'alcool. Une fausse comédie et une vraie étude de mœurs à voir cul sec.
Ils sont quatre potes, au bas mot quadragénaires et profs dans le même lycée. Quatre à ressentir une lassitude personnelle et/ou professionnelle. Quatre à se lancer, « au nom de la science » dans une étude secrète : tester la validité de la théorie d'un chercheur norvégien postulant qu'un humain doit atteindre une alcoolémie de 0, 5 g/L pour être dans son état normal : désinhibé et créatif. Commence alors une longue descente, et pas qu'aux enfers...
Drunk se décapsule sur une séquence qu'on croirait documentaire, montrant ce qui ressemble à une soirée d'intégration entre étudiants (en réalité, il s'agit d'élèves de terminale), en train de se livrer à une sorte de compétition sportive. Sauf qu'ici, l'enjeu pour les participants n'est point tant de courir vite, mais pour chacun d'engloutir le contenu d'une caisse de bière, de le vomir, avant d'aller semer sa "bonne humeur" éthylique dans les rues de la ville et ses transports en commun.
Ce ne sont pas tant les débordements (somme toute minimes et potaches) causés par ces lycéens bien peignés qui choquent ; plutôt le regard bienveillant, amusé voire nostalgique de la plupart des adultes assistant à la scène. « Il faut bien que jeunesse se passe », hurle leur empathie muette en disant long sur la mentalité danoise, où la cuite collective, perçue comme un rite de passage, est en définitive légitimée à la façon d'une coutume innocente. Les chiffres attestent d'ailleurs de ce drame sociologique : avec 37, 6% des filles de 15 ans (contre 39% des garçons) avouant avoir déjà été ivres par deux fois, le Danemark est le pays où l'alcoolisation précoce massive des adolescentes est la pire en Europe.
Droit de cuite
Que Thomas Vinterberg jette son dévolu sur cette question embarrassante n'a rien d'étonnant, lui qui volontiers porte sa caméra dans les plaies contemporaines, tout particulièrement celles des son pays. Ne s'était-il pas fait connaître avec la mise en pièces de la famille traditionnelle à l'occasion d'un anniversaire permettant de sortir les cadavres des placards (le cuisant Festen, 1998) ? N'avait-il pas raconté la fascination morbide pour les armes à feu aux États-Unis (Dear Wendy, 2005), l'instinct grégaire et l'hypocrisie de la bonne société danoise (La Chasse, 2012), la faillite de l'idéal collectif laminé par les égoïsmes et les individualités (La Communauté, 2016) ? Avec Drunk, il passe à un calibre supérieur : l'alcoolisation endémique dans son pays aux abords si lisses, aux intérieurs dans des camaïeux de bois blonds, à la rectitude protestante et au tutoiement universel, comble la vacuité d'un quotidien orthonormé. Trompe une incertitude existentielle générale.
S'abritant derrière un pseudo-protocole scientifique pour couvrir leurs agapes à rallonge (protocole qui chapitre le film), les participants à cette Grande Beuverie évoquent irrépressiblement ceux de La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri : leur hédonisme sert de paravant (ou de catalyseur) à une pulsion suicidaire latente. Car leur fête est triste, comme le vin. Et leurs lendemains, après les premières extases de l'ivresse, naturellement faits de gueules de bois, de ruptures, de solitude accrue. C'est un conte cruel et désespéré qu'un faux happy end à la manière d'une comédie musicale rendra plus amer encore : certes, le personnage que compose Mads Mikkelsen (impeccable, comme à son habitude) virevolte dans les airs à s'en faire tourner la tête. Mais sa bouteille est tout de même à moitié vide...
À toutes fins utiles, on signalera que Thomas Vinterberg profitera du Festival Lumière pour présenter son film à Lyon ; c'est l'occasion ou jamais non pas de trinquer avec lui, mais de venir l'écouter parler de son cinéma.
★★★★☆ Drunk. De Thomas Vinterberg (Dan., 1h55) avec Mads Mikkelsen, Thomas Bo Larsen, Lars Ranthe... En salle dès le 14 octobre