« Aujourd'hui, nos théâtres sont de grandes gares où les trains restent à quai »

Crise du coronavirus / Lors de la conférence de presse du jeudi 14 janvier, le gouvernement, à travers la voix de la ministre de la culture Roselyne Bachelot, a expliqué que « la situation était trop instable pour évoquer une date de réouverture » des établissements culturels. Comment ce contexte lié à la crise du coronavirus est-il vécu par celles et ceux qui travaillent dans des théâtres de nouveau fermés au public depuis fin octobre ? Pour le savoir, nous avons interrogé Arnaud Meunier, tout frais directeur de la MC2, Cécile Guignard, directrice des relations avec le public et de la communication de l’Hexagone de Meylan, et Noémi Duez, directrice de l’Ilyade et responsable de la programmation culturelle des villes de Seyssinet-Pariset et Seyssins.

« On a mis beaucoup d’espoir dans ce référé-liberté [en décembre, des professionnels de la culture ont demandé au Conseil d’État la réouverture des salles de spectacle fermées depuis fin octobre pour raisons sanitaires – NDLR], on espérait même que ça passerait. Mais ça n’a pas été le cas. Même si le Conseil d’État a clairement dit que cette fermeture était une atteinte à la liberté de créer et que, donc, nos établissements ne pourraient pas être fermés dans la durée. C’est déjà ça. Il ne reste plus qu’à savoir quelle sera la longueur de la durée ! Pour l’instant, on n’en sait rien. » Voilà ce qu’a répondu d’emblée Cécile Guignard, directrice de la communication et des relations avec le public de l’Hexagone de Meylan, à notre première question : comment ça va dans votre théâtre ?

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Une situation pleine d’incertitudes qui pèse sur pas mal de professionnels du secteur culturel, à l’image d’Arnaud Meunier, nouveau directeur de la MC2 (voir ci-dessous). « On fonctionne au rythme gouvernemental, de quinze jours en quinze jours, c’est épuisant. Comme on n’a pas de perspectives, je vois des collègues dans d’autres villes qui prennent les devants et annulent bien au-delà de ce que nous demande le gouvernement – jusqu’à fin mars par exemple. Je comprends, même si je ne suis pas favorable à ce choix-là. » Lui préfère naviguer presque au jour le jour – « nous ne pourrons pas recevoir de public dans nos salles en janvier. Un nouveau point d’étape est prévu le 20 janvier [date donnée par le gouvernement] afin d’envisager les conditions d’une reprise de l’activité artistique, début février », est-il écrit sur le site internet de la MC2.

« Je pense qu’il ne faut pas abandonner, qu’il faut qu’on continue à fonctionner de la sorte, à défendre l’idée que nous sommes essentiels et pas seulement des vendeurs de billets, que le lien que nous créons entre les gens, pour les populations, pour la fabrique de l’imaginaire, est essentiel. Surtout qu’un choix idéologique clair a été fait par le gouvernement avec des centres commerciaux pleins mais des lieux de culture fermés. Moi qui suis néo-grenoblois, je donne le même exemple à tout le monde en ce moment : j’ai passé quatre heures un samedi après-midi chez Ikea pour m’installer, et c’était noir de monde aves des conditions sanitaires plus précaires que dans un théâtre où il y a un fauteuil entre chaque groupe de spectateurs, du gel hydroalcoolique, des protocoles stricts d’entrée et de sortie… Bienvenue en absurdie ! »

« Maintenir le lien avec les spectateurs »

Pourtant, si les théâtres sont bel et bien fermés au public, l’activité, elle, continue à l’intérieur. À l’Ilyade, salle municipale de Seyssinet-Pariset, la directrice Noémi Duez, « épuisée » elle aussi par cette situation qui semble sans fin (« en même temps, la fausse perspective de réouverture en décembre a été si difficile à vivre que c’est peut-être mieux comme ça »), organise depuis juillet dernier, en lien notamment avec TéléGrenoble, « des captations sans public de concerts de la scène régionale qu’on retransmet en direct sur les réseaux sociaux. Ça nous permet de faire travailler les artistes et les techniciens et de maintenir le lien avec les spectateurs. » Elle accueille également, comme de nombreuses autres salles, des artistes en résidence sur le plateau de l’Ilyade, histoire de permettre aux compagnies de continuer les répétitions.

Cécile Guignard, à l’Hexagone, est sur la même ligne : « On fait en sorte de toujours avoir de l’activité dans nos murs pour les artistes, les intermittents du spectacle, avec des résidences : on maintient celles qui étaient prévues, et on en rajoute quand on peut. On veut vraiment que notre théâtre, qui est toujours en ordre de marche, soit à disposition des artistes, pour qu’ils ne subissent pas trop cette crise économique. » Les actions culturelles hors les murs (avec les scolaires ou le secteur social « qui est très en demande – les centres d’hébergement d’urgence, les foyers, les établissements accueillant des personnes âgées… ») menées par son équipe sont elles aussi maintenues (mais adaptées quand le spectacle qui sert de base à l’intervention ne peut pas être montré), voire renforcées quand c’est possible.

« Réinterroger nos pratiques »

Ça vit donc toujours derrière les portes des théâtres fermés. Sauf que la question de la reprise de l’activité culturelle et de la vie des spectacles créés pour l’instant dans l’ombre va vite se poser comme le soulève Arnaud Meunier, qui lui aussi accueille en ce moment de nombreux artistes sur ses différents plateaux – dont des créations maison qui devaient être présentées au public en janvier (Harvey de Laurent Pelly notamment) et qui sont donc dévoilées uniquement devant l’équipe de la MC2 et quelques professionnels. « On est dans une situation un peu absurde où l’on continue à répéter des spectacles qui ne peuvent pas être joués. Ils sont mis au frigo comme on peut dire, en attendant des jours meilleurs. Sauf qu’on est en train de créer un embouteillage de productions qui transforme nos théâtres en grandes gares où les trains restent à quai. »

Noémi Duez explique, elle, avoir encore « des reports de la saison dernière, lors du premier confinement, qui sont toujours en cours comme ils n’ont pas pu tous jouer cet automne, moment où nous les avions initialement reprogrammés ». À voir quand ils pourront être donnés au public, voire même s’ils pourront l’être un jour : un véritable casse-tête pour celles et ceux en charge des programmations des théâtres.

En attendant, Noémi Duez profite de cette crise sanitaire et des conséquences bien visibles sur le monde culturel pour réfléchir sur son métier avec ses consœurs et confrères. « Ça permet de réinterroger nos pratiques. Par exemple, travailler en saison, quel est le sens aujourd’hui, avec des gens qui doivent anticiper des mois à l’avance leurs sorties au spectacle alors qu’on vit au jour le jour depuis mars ? C’est vraiment des questions que toute la profession se pose. »

Pour Cécile Guignard, que l’on a également interrogée sur sa vision de l’après, « on ne pourra pas tout reprendre comme avant, comme si de rien n’était. Surtout que je ne pense pas que tout s’arrêtera très rapidement, que la crainte du virus disparaitra d’un coup… Ça a de quoi nous faire beaucoup réfléchir sur notre relation au public, aux artistes. Je pense que ça ne sera plus jamais comme avant. Et il peut y avoir du positif dans tout ça. »



  • Du changement à la MC2

On l’avait rencontré en septembre dernier après avoir appris sa nomination. On a donc profité de cet article pour reprendre des nouvelles d’Arnaud Meunier, officiellement directeur de la MC2 depuis début janvier, à la suite de Jean-Paul Angot. Une arrivée (et un départ de la Comédie de Saint-Étienne qu’il dirigeait précédemment) en pleine pandémie, voilà qui est original. « Ce que Jean-Paul Angot a vécu ici [quitter une direction quand son théâtre est fermé – NDLR], je l’ai vécu à Saint-Étienne. Saint-Étienne, c’est dix ans de ma vie ; partir sans pouvoir célébrer ça avec l’équipe, les artistes et l’ensemble des partenaires, ça a été douloureux. »

Se sent-il alors pleinement installé dans son nouveau poste grenoblois, malgré la situation ? « Je me sens vraiment arrivé car, depuis dix jours, je fais des journées de 12 à 14 heures de boulot ! Après, le sens de notre activité n’est complet que quand on rencontre le public. Donc, pour l’instant, il y a une sensation de perte de sens qui est douloureuse. »

Il essaie pourtant de programmer une prochaine saison en tentant de sauver certains spectacles de la saison en cours, imaginée par Jean-Paul Angot, qui n’ont pu être donnés. « Je ne vais pas sacrifier des artistes parce que je suis un nouveau directeur qui veut faire sa saison. » Et il écrit au public, via une lettre publiée jeudi 14 janvier, juste avant les annonces gouvernementales. « Je forme le vœu que les conditions d'une réouverture publique puissent nous permettre de nous rencontrer et de nous retrouver très rapidement et vous souhaite à chacun.e le courage nécessaire pour traverser ces temps troublés et difficiles. » Merci.

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