"La Fracture" : corps social à l'hôpital

Le film de la quinzaine / En un quasi temps réel, Catherine Corsini passe aux rayons X et à 360° le "moment" social des Gilets Jaunes, dans un lieu essentiel où se joue une comédie humaine si réaliste qu’elle en devient fatalement tragique. Mieux qu’un épisode inédit d’"Urgences" : une réussite.

Certes, il a récupéré une Queer Palm sur la Croisette parce que Marina Foïs et Valeria Bruni Tedeschi y interprètent un couple de lesbiennes en pleine rupture — intrigue très secondaire du film. N’empêche… On se demande bien ce que les festivaliers ou jurés étrangers ont pu saisir et apprécier de La Fracture avec ses références si franco-françaises, dont la conférence de presse à Cannes fut de surcroît cannibalisée par la sur-interprétation d’une déclaration enflammée de Pio Marmaï à l'encontre du Président Macron.

Scandale éphémère qui allumait un contre-feu médiatique là où La Fracture porte plutôt la caméra dans la plaie. Ce que le cinéma de Catherine Corsini fait de plus en plus, avec à chaque fois davantage d’à-propos et d’universalité. Mais pouvait-il en être autrement en choisissant ici comme scène quasi-unique, ce lieu-monde qu’est un hôpital ? Le service d’urgences d’un établissement public parisien, pour être précis, alors que le mouvement des Gilets Jaunes bat son plein, que la police fait le siège du bâtiment et que les personnels médicaux sont structurellement épuisés. Un lieu de convergence pour la rencontre improbable entre un routier fort en gueule estropié à la manif, une bourgeoise capricieuse blessée dans la rue, des patients en vrac et tous les maux du monde…

Éloge de la fiction vraie

Le cinéma ne pouvait rester indifférent à l’ensemble des mouvements citoyens, populaires puis populistes — tels que Nuit debout et Gilets Jaunes — ayant secoué tout ou partie de la société durant ces dernières années. À vrai dire, des films les ont déjà représentés mais beaucoup souffrent du même défaut : d’être le fait de sympathisants ou de militants de la cause, s’empressant d’emmagasiner dans leurs boîtiers les agitations sociétales de l’intérieur afin d’en faire un relais quasi-immédiat (comme du journalisme, mais avec une partialité très très orientée)… ou avec le secret espoir d’enregistrer par chance quelque événement historique (le nouveau Mai-68, par exemple).

Inutile de dire à quel point leurs documentaires se révèlent décevants, voire inutiles, puisqu’ils sont destinés à conforter ceux qui sont représentés et leurs apôtres, dans un circuit fermé illustrant à merveille le principe du biais cognitif — coucou, François Ruffin ! Heureusement qu’il y en a d’autres osant prendre de la distance et, au ciné-tract épidermique, préférer le choix d’un angle (la confrontation a posteriori dans Un pays qui se tient sage de David Dufresne, l’approche sociologique d’Emmanuel Gras pour l’excellent Un peuple, sur les écrans en février prochain). Voire aborder la question politique à travers la fiction, comme ici Catherine Corsini. Loin de simplifier le sujet, elle l’imbrique à d’autres thématiques, d’autres univers, d’autres profils sociaux qui donnent, paradoxalement, une chair plus réaliste car moins monochrome à La Fracture.

Stéréotypes plus que "vrais gens", le routier prolo et l’illustratrice bourgeoise lesbienne condensent à eux deux des dizaines de vies authentiques, à l’instar de l’infirmière dépassant la fatigue et son malade psy. À travers eux et leur dialogue, c’est une foule qui échange des idées en s’engueulant, avec sarcasme mais avec sincérité, désinhibée par le contexte, pareille au chœur moderne d’un théâtre sociétal contemporain… La pièce qui se joue, tragi-comédie du quotidien, repose sur la vitalité et la folie de ses comédiens sans qui les personnages ne pourraient s’incarner. À cette enseigne, l’adéquation entre Valeria Bruni Tedeschi et Pio Marmaï tient du prodige : il y a chez eux comme un parallélisme dans la fébrilité et la fêlure, abolissant tout effet de composition. Après tout, une fracture survient de préférence sur un terrain fragile…

★★★☆☆ La Fracture de Catherine Corsini (Fr., 1h38) avec Valeria Bruni Tedeschi, Pio Marmaï, Marina Foïs, Jean-Louis Coulloc'h…

à lire aussi

derniers articles publiés sur le Petit Bulletin dans la rubrique Cinéma...

Mercredi 6 septembre 2023 C’est littéralement un boulevard qui s’offre au cinéma hexagonal en cette rentrée. Stimulé par un été idyllique dans les salles, renforcé par les très bons débuts de la Palme d’Or "Anatomie d’une chute" et sans doute favorisé par la grève affectant...
Lundi 9 mai 2022 Trois ans après sa dernière “édition normale“, le Festival du cinéma italien de Voiron est enfin de retour au printemps en salle. Avec un programme dense, des invités et… sa désormais célèbre pizza géante. A tavola !
Vendredi 22 avril 2022 Orfèvre dans l’art de saisir des ambiances et des climats humains, Mikhaël Hers ("Ce sentiment de l’été", "Amanda"…) en restitue ici simultanément deux profondément singuliers : l’univers de la radio la nuit et l’air du temps des années 1980. Une...
Lundi 11 avril 2022 Alors que quelques-unes de ses œuvres de jeunesse bénéficient actuellement d’une ressortie dans des copies restaurées en 4K grâce au travail toujours (...)
Mardi 12 avril 2022 Un film de 8 heures qui raconte l'histoire d'activistes débutants, qui s'attaquent, à Grenoble, à des sites techno-industriels... C'est la projection que propose le 102, dimanche 17 avril.
Lundi 11 avril 2022 Piochés dans une carrière où l’éclectisme des genres le dispute à la maîtrise formelle et à l’élégance visuelle, les trois films de Mankiewicz proposés par le Ciné-club rappellent combien moderne (et essentiel) demeure son cinéma. On fonce !
Mardi 12 avril 2022 Né sous les auspices de la Cinéfondation cannoise, coproduit par Scorsese, primé à Avignon, "Murina" est reparti de la Croisette avec la Caméra d’Or. Une pêche pas si miraculeuse que cela pour ce premier long-métrage croate brûlé par le sel, le...
Mardi 29 mars 2022 Il s’agit désormais d’une tradition bien établie : chaque année, le festival Ojo Loco rend hommage au cinéma de genre le temps d’une nuit (agitée !) à (...)
Mardi 29 mars 2022 Aussi singulière soit l’histoire d’un voyage, il y a toujours un fond d’universel qui parle à chacun. Le festival isérois Les clefs de l’aventure n’existe (...)

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X