Lorenzo Mattotti : « Je crois qu'on a peur des couleurs aujourd'hui »

Film d'animation / Connu pour ses bandes dessinées, mais aussi pour son travail d’illustrateur (unes du New Yorker, affiche du Festival de Cannes 2000, etc.), l’artiste italien a sorti son premier film d’animation en tant que réalisateur en 2019 : "La Fameuse Invasion des Ours en Sicile", adapté de Dino Buzzati. Ce qui lui vaut d’être le parrain de la neuvième édition du festival Voir Ensemble au Méliès, où il présentera notamment ce premier long-métrage très remarqué, ainsi qu’une adaptation de "Pinocchio" et un film de Fellini. L’occasion de discuter couleurs, nature et improvisation.

Pourquoi avoir choisi d’adapter ce conte de Dino Buzzati ?
C’est arrivé d’une façon très naturelle. Dino Buzzati est l’une de mes grandes inspirations, j’ai l’impression de bien le connaître alors ça ne me paraissait pas trop compliqué. La Fameuse Invasion des Ours en Sicile est un livre que j’ai toujours aimé et qui m’offrait de nombreuses possibilités graphiques et scénaristiques. L’histoire est si riche, tellement épique ! C’était le projet idéal pour répondre à mon envie de réaliser un grand film pour les enfants. Et puis, Buzzati avait refusé les droits à plusieurs réalisateurs, dont Disney au début des années 50, c’était donc un beau pari d’arriver à le faire.

Difficile d’interpréter avec précision le contenu de ce film, tant il regorge de sujets, sans forcément donner de clés…
Quand Dino Buzzati a écrit cette histoire, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’était une sorte de métaphore du communisme et du capitalisme. A présent, 70 ans plus tard, elle évoque en effet de nombreux thèmes très contemporains : la relation père-fils, la perte des racines, les mélanges d’ethnies, de réalités complètement différentes, la défense de la nature qui a toujours été un sujet pour Buzzati, la défense des origines. Mais aussi la complexité de l’exercice du pouvoir.

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Ce qui caractérise votre travail, ce sont les couleurs. Vous utilisez des couleurs très vives, très présentes, très différentes aussi. Et si on le remarque à chaque fois, c’est que ce n’est peut-être pas si fréquent à notre époque. Comment expliquez-vous ce sentiment ?
On me dit parfois que mes images sont inquiétantes. Je crois qu’on a peur des couleurs aujourd’hui, même si ça me paraît incroyable de dire ça. Les couleurs offrent des émotions directes, franches, elles font passer beaucoup d’énergie, ça interpelle les gens. Alors, plusieurs artistes ont la volonté de ne pas déranger le spectateur en évitant de trop en utiliser. Moi, je n’applique pas des couleurs pour bousculer les gens, plutôt pour transmettre ma vision de la vie et, en l’occurrence, ma joie de faire un film. Au cinéma, il y a des règles précises sur ce point : pas de couleurs contrastantes, toujours rester dans de grandes tonalités, travailler la lumière par petites taches. Avec les équipes du film, on a fait presque tout le contraire. J’aimais beaucoup l’idée que, dans l’image, il y ait plusieurs centres d’attention, que les yeux puissent se perdre derrière les décors.

Vous semblez en effet porter une attention particulière à la profondeur de champ…
Oui, je trouvais que ce n’était jamais suffisamment profond, je disais tout le temps à mes équipes : « Encore plus de profondeur ! » C’est normal, le cinéma me permet de faire tout ce que je ne peux pas réaliser dans mes livres. J’éprouve souvent de la frustration quand je dessine, j’ai envie de transpercer le papier pour créer cette profondeur. Pour accentuer cela, on a décidé de se passer des effets de brouillard, que l’on observe toujours lorsqu’on contemple l’horizon, afin d’obtenir une image très nette. Comme si l’on se trouvait au sommet d’une montagne d’où l’on pouvait regarder le plus loin possible. Ce parti pris est aussi un hommage aux illustrations de Buzzati qui dessinait d’énormes paysages avec des personnages minuscules.


Quelles sont vos grandes influences picturales, notamment dans ce travail sur la couleur ?
L’un des maîtres avec lequel je me sens le plus lié, c’est Pierre Bonnard, mais je suis aussi très impressionné par les recherches de Monet, sans parler de Van Gogh ! Je peux imaginer la révolution que représentait leur peinture dans cette période où, finalement, on utilisait essentiellement du marron, du noir, du vert. Il y a aussi les couleurs de Francis Bacon, très personnelles, d’une grande violence et d’une grande délicatesse à la fois. Et puis les peintres italiens de la Renaissance, comme Giotto ou Piero della Francesca, avec leurs couleurs extraordinaires, très gaies (leur utilisation du rose et du bleu par exemple) ou l’expressionnisme allemand dont je me suis inspiré pour Docteur Jekyll & Mister Hyde. J’apprécie aussi des artistes contemporains comme David Hockney et Wayne Thiebaud, deux très grands coloristes.



L’un de vos derniers ouvrages publiés en France s’intéresse aux personnages de Roméo et Juliette et, plus particulièrement, à leurs premiers émois amoureux. Un sujet charmant, langoureux, brûlant même, que vous traitez, curieusement, au crayon brut, sans couleurs…
Tout cela est un peu un hasard. Une grande entreprise m’a passé une commande autour de Roméo et Juliette et j’ai commencé à les dessiner, dans un petit cahier de croquis, en train de s’embrasser, de se toucher, habillés de costumes très anciens comme dans le film de Zeffirelli. Finalement, l’entreprise voulait quelque chose de plus contemporain mais j’ai tout de même continué ce carnet en pleine liberté. Je me suis éloigné de la tragédie de Shakespeare où Roméo et Juliette ne font même pas l’amour, ils ont peur de s’embrasser ! Je voulais montrer un garçon et une fille qui s’explorent l’un l’autre dans une sorte de rencontre idéale qui précède la tragédie, montrer l’amour mais aussi la recherche de l’amour. C’est une explosion d’émotions et de douceur, très érotique, que j’ai réalisée en pleine improvisation. J’ai souhaité conserver cette spontanéité. Je ne voulais pas colorer ou retravailler ces dessins car je risquais de perdre la magie d’un trait, d’une petite expression, l’inclinaison d’un visage. Ce travail de l’immédiat m’a permis d’attraper l’inattrapable, de capter les gestes de l’amour. C’était un dialogue permanent entre les lignes et ma mémoire.

Dans un autre livre presque aussi récent intitulé Rites, Rivières, Montagnes et Châteaux, vous représentez (en couleurs) une nature sublimée, préservée, fantasmée. Est-ce une façon de s’inscrire dans le combat écologique contemporain ?
Je n’aime pas donner des mots de passe, je trouve ça trop facile, et j’évite d’aborder des sujets très précis dans ce que je dessine afin de laisser la possibilité au public de réinterpréter les choses par lui-même. Je crois que le contenu doit être transposé par l’image, filtré par les figures et les expressions. Mais forcément, ma pensée passe à travers mes dessins. Dans mes histoires, je parle souvent de la relation entre l’homme et la nature, ou de l’impossibilité de cette relation. J’adore le silence, la solitude, la contemplation et donc me perdre dans la nature. Ça me permet d’entrer dans la profondeur de mes émotions.

Pour votre carte blanche, vous avez choisi un film de Fellini, Amarcord
Difficile de condenser tout mon amour du cinéma en un seul film. Mais c’est un film très important pour moi, très lié à la réalité de mon père, qui avait presque l’âge de Fellini et y reconnaissait toute sa jeunesse italienne. Le cinéaste réussit à rendre totalement universel un petit endroit de l’Italie et ça, c’est un miracle !

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