Estelle-Sarah Bulle : « Au pays de la littérature, tout le monde se comprend »

Publié en 2019, son premier roman, Là où les chiens aboient par la queue, dans lequel elle raconte l’histoire de sa tante guadeloupéenne prénommée Antoine, avait été très remarqué. Estelle-Sarah Bulle signe un second ouvrage, Les étoiles les plus filantes, une fiction qui raconte le tournage au Brésil d’un film culte, Orfeu Negro, palme d’or à Cannes en 1959. Elle est l’une des auteurs invités pour les 20 ans du festival Ecrivains en Grésivaudan.

Racontez-nous votre rencontre avec ce film, Orfeu Negro. D’où vient la force de cette œuvre ?

J’ai vu ce film il y a une vingtaine d’années. Jusqu’à la sortie du livre, je ne l’avais vu que sur petit écran, sur de vieilles copies pas terribles, pas dans les meilleures conditions ! Mais il ne m’a plus quittée, ces images m’ont toujours hantée.

D’abord c’est le mythe d’Orphée et Eurydice, c’est un mythe très fort depuis des milliers d’années, la puissance de l’histoire est toujours là. Ce qui m’avait complètement fascinée, c’est qu’il est transposé dans les favelas du Brésil, ce monde de musique qui nous est peu familier aujourd’hui, et donc l’était encore moins à cette époque. Quand j’ai vu Orfeu Negro il y a vingt ans, il avait déjà cette patine du temps. Les favelas, Orphée, ces acteurs tous magnifiques et totalement inconnus, la musique… Et notamment la figure de la mort qui est très impressionnante, avec des gestes presque chorégraphiques… La profondeur de ce film m’a fascinée.

J’avais envie de raconter sa fabrication, mais aussi l’histoire de celles et ceux qui l’ont fait, notamment le réalisateur et les acteurs. Ce film stimulait mon imagination, et en même temps les bribes d’informations sur la réalité des acteurs me fascinaient tout autant. J’ai pris les deux comme un matériau de base pour ensuite laisser courir mon propre imaginaire.

Le thème de la 20e édition de Ecrivains en Grésivaudan est "Francophonie, racines et déracinement". L’exil, c’est un point commun chez plusieurs de vos personnages, notamment les acteurs d’Orfeu Negro : Eva, Martiniquaise installée à Rio, Gipsy, Américaine qui a quitté son pays pour devenir actrice en Europe…

C’est un sentiment que j’ai pu aussi faire vivre à Aurèle Marquant [alias Marcel Camus, le réalisateur d’Orfeu Negro, ndlr], le réalisateur, qui se sent un peu étranger en terre de cinéma et vit aussi d’une certaine manière en exil, puisqu’il a passé du temps en Allemagne dans les camps de travail… C’est l’histoire de gens qui se sentent à un moment ou un autre de leur vie exilés, différents de l’environnement dans lequel ils évoluent, et qui se raccrochent beaucoup, finalement, à la créativité, aux œuvres, à l’artistique pour se trouver un pays commun.

Dans votre premier roman Là où les chiens aboient par la queue, vous renouiez avec vos racines guadeloupéennes, et les tourments de l’exil étaient aussi présents. Vous-même êtes la fille d’un Guadeloupéen mais vous êtes née en métropole ; or, on a le sentiment que vous partagez cette sensation de déracinement.

Absolument, cela se transmet d’une génération à l’autre. Je suis née en banlieue parisienne, j’ai vécu en France, je n’ai pas connu directement cet exil-là ; mais je me suis toujours sentie un peu d’ailleurs - tout en étant bien chez moi !

D’un autre côté, les acteurs d’Orfeu Negro qui n’ont jamais quitté les favelas brésiliennes portent aussi en eux une marque indélébile, l’endroit d’où ils viennent les constitue et ils ne peuvent s’en détacher.

Oui, et eux aussi, quand ils font ce que Bourdieu appellerait un transfuge - et encore, c’est un tout petit transfuge -, quand certains, au gré des événements, mettent le pied dans la haute société brésilienne (c’est le cas de Norma ou de Baden), ils se sentent exilés dans leur propre pays, où des mondes cohabitent mais ne se côtoient pas. La jeunesse dorée de Copacabana et la vie des favelas, ce sont évidemment deux expériences complètement différentes, et ils peuvent sentir pleinement ce décalage. De même que Gipsy, l’actrice qui interprète Eurydice : elle connaît des problèmes énormes dans son pays d’origine, les Etats-Unis, à cause du racisme. Mais au Brésil, elle est vue comme une privilégiée par rapport à ceux qui viennent des favelas, elle apparaît comme ayant tous les avantages. On porte en soi des choses que l’on ne peut pas toujours communiquer aux autres.

Parlons de Gipsy, justement : l’actrice quitte les Etats-Unis où elle subit la ségrégation, puis au fil du récit elle se surprend elle-même à se sentir fière d’être américaine, de porter les valeurs de son pays d’origine, qui pourtant la rejette.

Oui, c’est une ambivalence très forte, que connaissent tous les Noirs-Américains je pense, et qui est aussi répandue aux Antilles. Beaucoup d’Antillais ont été envoyés dans les années 50-60 comme fonctionnaires coloniaux en Afrique. Maryse Condé parle beaucoup de ça ; Guadeloupéenne très brillante, elle est devenue professeure de français en Afrique. Elle est là pour porter les valeurs françaises, en même temps elle est en terre colonisée… Comment se situer ? C’est difficile parce qu’on se sent à la fois solidaire des peuples colonisés - on a la même histoire -, mais en même temps on est français et fiers des valeurs que l’on porte avec ça.

De même, beaucoup d’Antillais sont partis faire la guerre d’Algérie, il y a forcément eu ce double sentiment de « j’aime mon pays, mais en même temps je ne peux pas admettre tout ce qu’il se passe ». Ça revient en ce moment dans l’actualité, parce qu’à l’occasion du prix Goncourt, on parle beaucoup de l’écrivain primé il y a 100 ans, René Maran. Il était exactement dans ce cas-là : un Antillais envoyé comme fonctionnaire dans les colonies, dans les années 20, pris à la fois par la fierté d’appartenir à l’élite de la culture française, et par le fait de se retrouver face à la colonisation et toutes ses horreurs.

Dans le cadre du festival Ecrivains en Grésivaudan, vous co-animerez un atelier sur le thème "Retour aux racines : le rôle de l’écriture". Pourquoi la littérature semble-t-elle la seule à même d’expliquer ces sujets complexes d’identité ?

Utiliser les mots, c’est la forme la plus immédiate dont dispose l’être humain pour exprimer ce qu’il ressent. Faire passer ça par la fiction, c’est toujours plus efficace que par une thèse ; la fiction est notre outil pour transmettre ces sentiments universels, mais qui ne sont pas forcément vécus par tout le monde. Comment on fait quand on vit une double appartenance ? L'attachement à deux cultures peut être une très grande richesse, mais ça ne va pas sans souffrance. C’est ce que j’essaie de faire comprendre à travers mes romans.

Finalement, quand on est tout le temps dans un entre-deux, dans la complexité, où est-ce que l’on peut se sentir bien ? Au pays de la littérature. Pour le coup, c’est un pays où l’on peut tous se sentir confrères, consœurs, que l’on soit un écrivain né dans le Berry et qui n’a jamais bougé de son Berry natal, ou que l’on vienne d’un peu partout ; les interrogations face à la langue, à l’écriture, seront les mêmes. Là, tout le monde se comprend.

Les Etoiles les plus filantes (Liana Levi, 2021) Rencontres avec Estelle-Sarah Bulle le 18 novembre à 18h à la médiathèque L’Orangerie de Saint-Ismier, le 19 novembre à 18h à la bibliothèque municipale de Saint-Agnès, et le 20 novembre au centre socio-culturel de Brignoud (10h30 et atelier à 14h30)

Ecrivains en Grésivaudan, les 20 ans du 18 au 21 novembre dans différentes communes. Programme www.ecrivainsengresivaudan.com

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