Jérôme Villeneuve : « L'art permet vraiment de questionner la science »

Le trentenaire a pris la tête de l’Hexagone le 15 novembre dernier, succédant à Antoine Conjard. De formation scientifique, Jérôme Villeneuve a su également concilier sa passion pour les arts dans un parcours atypique mêlant les deux disciplines. Un profil idéal pour le théâtre meylanais qui a fait des rapprochements entre l’art et la science sa marque de fabrique.

Pouvez-vous nous raconter votre parcours, pour le moins atypique, qui vous a conduit aujourd’hui à la tête d’une scène nationale arts sciences ?

Je fais partie de ceux qui ont eu la chance d’être très tôt plongés dans la musique et dans l’art en général, grâce à des parents qui m’ont gentiment inscrit au conservatoire (en batterie, puis piano et trompette) et qui m’amenaient souvent voir des spectacles. Mais, tout en gardant en tête cette passion, j’ai suivi un cursus scientifique car j’étais notamment très attiré par la recherche en cosmologie et en astrophysique.

De Montélimar, je suis venu à Grenoble, réputée dans ce domaine-là, et lorsqu’il a été question de choisir un master, j’ai découvert qu’il existait, dans cette ville, un diplôme "Arts sciences et technologies", ce qui était presque unique en France à l’époque. J’étais extrêmement satisfait de ce que j’avais pu apprendre en physique et en sciences dures mais l’idée de renouer avec des choses qui m’excitaient immensément encore à ce moment-là – c’est-à-dire la musique, la création, l’expérimentation – a pris complètement le pas sur le projet que j’avais à la base. Puis tout a été très rapide, brutal même.

J’ai fait une thèse, je suis devenu responsable de ce master et j’ai de suite embarqué sur des projets européens de coordination avec le European art-science-technology network (EASTN) qui m’ont amené à collaborer avec une école d’art et de design à Cardiff, une école d’architecture à Barcelone, ou encore de petites structures au Portugal ou en Grèce. Très vite, je suis passé de mon petit stylo de chercheur sur une thématique très spécifique à des univers qui se désintéressaient presque de la recherche pour elle-même et préféraient trouver, avec les outils numériques, des nouvelles formes de pratiques artistiques. Après cela, j’ai contribué à lancer un premier événement arts-sciences à Grenoble en 2015 avant de créer, avec James Léonard en 2017, une cellule de recherche "Arts Numériques et Immersions Sensorielles" à l’Université Grenoble Alpes et l’association Arcan qui porte notamment le festival d’art numérique DNA depuis 2018. J’ai eu beaucoup de chance et il y a eu pour moi, à Grenoble, un alignement de planètes terrible.

Dans ce contexte, votre nomination à l’Hexagone semble très naturelle…

L’Hexagone, je l’observe depuis 10 ans. Avec l’association Arcan, on a regardé ce qu’il s’y faisait et ce qu’il ne s’y faisait pas et on s’est construit en contrepoint. Et très vite – car je ne fais jamais rien tout seul – on s’est rapprochés d’Antoine Conjard [l’ancien directeur, qui a quitté ses fonctions après 20 ans à la tête de l’Hexagone, ndlr], on a pris le temps de discuter et de former des projets qui devaient prendre vie en 2020. Mais le Covid et le départ d’Antoine n’ont pas permis de les concrétiser. Il a fait un travail de dingue sur ces thématiques arts sciences, c’était un pari dément, il y a 15 ou 20 ans, de prendre cette orientation. Lorsque son départ a été acté, plusieurs personnes m’ont encouragé à candidater et je n’ai pas été difficile à convaincre. Pour moi, l’Hexagone est un écrin arts sciences à l’échelle territoriale et nationale, un terrain d’invention de projets. J’y ai vu l’occasion de mieux comprendre cet outil, son équipe, sa généalogie, son articulation avec le CEA.

Tout au long de mon parcours, j’ai toujours fonctionné comme un physicien : je fais l’état de l’art, je dresse des hypothèses, j’expérimente et je tire les conclusions. Je continuerai à appliquer cela ici et je ne compte pas faire de l’Hexagone un objet à moi, ce n’est pas dans l’air du temps de toute façon. D’ailleurs, je travaille déjà avec des artistes associés, notamment sur la programmation.

Votre arrivée à l’Hexagone va-t-elle constituer une forme de rupture par rapport à l’ancienne direction ?

Il y a une filiation naturelle avec mon prédécesseur. Et certaines choses vont perdurer. Le partenariat fort avec le CEA d’abord qui est très important, mais aussi la Biennale Experimenta qui aura lieu en octobre 2022. Je suis cependant dans une démarche d’évolution et d’ouverture. Il est question de s’intéresser à toute l’étendue des disciplines scientifiques et donc également aux sciences humaines. Si j’ai un vœu pieu, ce serait d’être un point de connexion, d’échange et de reconsidération entre les sciences dures et les sciences humaines qui avancent un peu en parallèle.

Je souhaite par ailleurs ouvrir très largement le projet à l’Université Grenoble Alpes et à d’autres structures de recherche du territoire afin de créer un équilibre avec le CEA. Maintenant que ce diptyque arts sciences a prouvé qu’il avait quelque chose d’intéressant à produire (il y a plein de festivals partout en France désormais et une multitude de scènes de recherche/création dans quantité de campus), je souhaite qu’on s’intéresse à ce à quoi il peut servir concrètement, à son sens.

Dans les événements que vous avez organisés avec l’association Arcan, on percevait une dimension critique à l’égard de la science et notamment des technologies numériques. Est-ce à cela que doivent servir ces rapprochements entre art et science ?

Les questions que posent mon projet sont : où va la recherche ? Sait-elle où elle va ? Sait-elle pourquoi les citoyens ont tendance à la suivre ou pas ? Aujourd’hui, la science a du mal à expliquer pourquoi elle sait, ou pourquoi elle sait mieux que nous. Il existe en France des politiques fortes de médiation culturelle et scientifique qui peinent à présent à créer du lien entre les gens et quelque chose qui est devenu hyper-spécialisée – la science dure, la recherche technologique – dont les émanations s’imposent comme des usages que l’on n’a pas le temps de questionner sur le coup. L’art permet vraiment de questionner ça.

Je crois profondément que les méthodologies artistiques sont des clés de réinterrogation et d’évolution des sciences. Par ailleurs, les rencontres arts sciences, c’est super intéressant, ça nourrit les artistes, ça nourrit les scientifiques, ça restera une vertu, mais cela doit se faire dans une idée de non-ascendance où l’artiste ne soit pas outil de la science et inversement.

L’un des axes forts de votre projet s’intitule "nature et société". Pourriez-vous nous en dire plus sur ce point ?

Les rapports du Giec tombant les uns après les autres, s’il y a un objet à prendre à bras-le-corps aujourd’hui en position de direction d'une scène nationale, avec une équipe et un réseau, c’est fondamentalement cette question de l’environnement. L’art numérique et l’art-science peuvent être des outils pour penser le schisme entre nature et société.

Cette thématique doit aussi requestionner l’Hexagone en tant que lieu dans ses pratiques. Il est question de repenser ses murs.L’Hexagone n’est a priori pas au niveau d’une scène nationale : on n'a qu’un plateau, on a des contraintes fortes, on a 18 personnes qui rentrent dans neuf bureaux… Le bâtiment va donc subir des travaux et il est hors de question pour moi de ne pas penser ces travaux à travers ce prisme "nature et société". Je veux être sûr que cet outil ne soit pas un énième projet d’urbanisme qui va, sous prétexte d’être plus intelligent, plus vert, contribuer au problème. Cette question va aussi teinter la programmation dans laquelle on évitera de présenter des spectacles avec une empreinte carbone excessive.

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