Sandrine Kiberlain : « Ça prend du temps, d'oser faire un film »

Cinéma / Portrait inattendu et délicat d'une apprentie comédienne sous l'Occupation rempli d'éclats autobiographiques discrets, le premier long métrage de Sandrine Kiberlain est surtout un exceptionnel exercice de réalisation. Rencontre avec une jeune autrice qui va bien.

Vous avez attendu longtemps avant d'oser écrire et mettre en scène. En cela, votre démarche est parallèle à celle de votre père, David Decca, qui avait attendu à peu près le même âge pour se lancer dans l'écriture dramatique...

Sandrine Kiberlain : Ah, vous me cueillez ! Ça prend du temps en fait, d'oser faire un film ; surtout quand on eu comme moi la chance de travailler avec de grands metteurs en scène. Et puis, je suis très heureuse comme actrice — donc ce n'est pas pour combler un manque ou un vide, mais parce que le chemin de l'actrice que je suis depuis... deux ans (rires) a fait que je me suis de plus en plus intéressée à l'ensemble de l'équipe, à comment un film se faisait... Et puis, entrer dans l'univers des autres me passionne ; visiblement, ça a découlé sur l'envie de me raconter moi — surtout d'avoir un thème ou un sujet...

Je crois que j'ai toujours rêvé de faire un film ; mais quel film ? Il fallait attendre d'avoir un vrai point de vue, un angle qui fasse la différence et qui soit traité sous un angle singulier. Que ce soit une idée nécessaire et vitale de faire un film. Oser devenir ce qu'on appelle “un réalisateur” prend du temps

Vous disiez « me raconter moi », c'est presque un lapsus...

Oui, parce que tout est de ma faute. Tout est de moi puisque j'ai tout écrit toute seule, en décidant de tout. J'en ai eu la surprise après coup. Quand on est dans le travail, on ne sait pas trop ce qu'on écrit ni à quoi ça fait référence. C'est en voyant le film (que je n'ai toujours pas vu comme vous le voyez), en travaillant dessus et au fur et à mesure, que je voyais à quel point ça me racontait moi et mes origines. Des choses que j'aurais jamais voulu raconter se sont racontées malgré moi...

En tout cas, cette jeunesse, cette façon de vouloir revenir sur cet âge-là, sur ce que c'est que d'avoir 19 ans, de renaître ou de naître tout court en étant passionnée de théâtre, en s'affranchissant de parents aimants, en découvrant l'amour, en étant à l'âge où on fait les choix, ça ne m'étonne pas de moi parce que c'est un des âges que j'ai préférés. Parce que je trouve qu'il raconte le plus fortement la vie. Et comme le point de vue du film, c'est de raconter le meilleur pour raconter éventuellement le pire sans le décrire ni le montrer, je me suis attachée à cet âge-là. Où l'on avance vers son premier rendez-vous, même si on est percuté par les mauvaises nouvelles.

Comment dialogue-t-on un film qui se déroule à cette époque ?

Je pense que ça m'a aidé d'être actrice. Pour écrire, j'ai commencé par décrire mes personnages et le dialogue est venu avec eux. C'était un peu comme un travail d'actrice : quand vous rentrez dans un personnage et dans une histoire, le dialogue est l'outil principal, comme un rythme. Ça vient rythmer Irène, son frère Igor, leur grand-mère... Je me suis attachée à ce qu'aucun des personnages ne parle de la même manière, chacun a la sienne — c'est ce que j'ai préféré dans les scénarios que j'ai eu à jouer.

Je n'avais pas envie d'une langue temporalisée “années 1940” ; d'ailleurs, ce n'est pas du tout un film de reconstitution. Même au niveau du dialogue, ce qui m'importait, c'était d'être très minimaliste ; d'en dire le moins possible pour que chaque mot ait sa place, son importance. Donc qu'ils ne se parlent pas autrement de la façon dont on se parle aujourd'hui. Sur chaque personnage est venue la façon dont chacun aurait à s'exprimer.

Comment avez-vous choisi les textes sur lesquels travaillent les comédiens ?

Marivaux a été un choix immédiat : je suis entrée au Conservatoire avec un Marivaux, et puis je trouve que, dans l'histoire que je raconte, c'est tellement un hymne à la vie, aux entourloupes, aux mensonges... C'est dit avec l'air de rien et en même temps, ça transcende la vie. Mais il y a aussi le monologue de Ruy Blas. Ça allait très bien au personnage de Jo, que joue Ben Attal, qui devait être très marquant tout de suite parce qu'il disparaît très vite. Il fallait la grandeur du texte. Je voulais vraiment que ça raconte aussi la passion des acteurs : on ne parle jamais aussi bien que de ce qu'on aime profondément. Dans l'élan d'Irène, c'est important les grands textes.

On ne sait pas grand chose de ce personnage de Jo...

On saura jamais s'il est parti se planquer, s'il est mort, s'il fuit, s'il est résistant, s'il a compris avant les autres... Ça raconte tout ce qu'on peut fantasmer de ce que nous on sait. Je voulais qu'il y ait un personnage qui raconte tous les personnages. À un moment, dans mon scénario, il dormait dans le cours de théâtre ; on comprenait trop qu'il était menacé et obligé de se cacher. J'ai préféré le faire disparaître et ne rien dire là-dessus. C'est comme pour la mère d'Irène, qui n'est pas là : on peut imaginer tellement de choses autour d'elle, et surtout on peut rentrer en empathie tout de suite avec les autres personnages. Le père est émouvant parce qu'il est seul avec son enfant ; la grand-mère a perdu sa fille et a pris sa place... Ça raconte tout seul quelque chose.

Vous n'avez pas envisagé de jouer ?

Non. Et c'est pour cela qu'il n'y a pas de mère (rires). J'avais trop envie de mettre en scène ce que j'avais écrit, des acteurs, d'une histoire et de le faire entièrement.

Était-il important pour vous que les comédiens qui portent les textes théâtraux aient une expérience dramatique ?

Ben Attal, typiquement, n'en a pas. Donc c'était important et pas important... Et je n'ai pas du tout choisi Rebecca parce qu'elle était à la Comédie Française. Rebecca, c'est mon trésor ; j'aurais pu ne jamais la trouver puisque je l'ai rencontrée en fin de casting. J'avais vu beaucoup d'actrices très bonnes, mais c'était comme en amour : elles avaient tout ce qui fallait, mais il n'y avait rien qui faisait que c'était elles. Et puis un jour, Rebecca est entrée, elle a posé son sac et c'était immédiat, c'était elle. On a joué les scènes, elle a claqué la porte et j'ai dit : « On arrête le casting, c'est bon. » C'est le miracle de ces rencontres.

La suggestion et le hors champ revêtent une énorme importance dans le film...

C'est parce que j'ai eu cette idée-là, très radicale, que j'ai osé faire le film. Cette idée de parler de la guerre sans la montrer, par le prisme d'une jeune fille qui ne veut pas la voir, est l'idée même du film. Elle était parfois d'ailleurs difficile à faire comprendre, au début : certains, comme Rebecca ou le producteur ont tout de suite compris ça au scénario ; et il a fallu en convaincre d'autres. Parce que — ce n'est pas de la prétention — c'est un vrai film de mise en scène. Quand je m'attaque à un truc, je pense que je vais savoir raconter ce que j'ai dans la tête. Il y en a qui m'attendaient au tournant, et j'avais un peu les chocottes parce que je me suis rendu compte à quel point ce que j'avais dans la tête devait à la fin être lisible (et compris) par les spectateurs. C'est facile de dire « je vais suivre une jeune fille, sa jeunesse, sa fougue, sa joie, pour raconter le pire ».

J'avais cette idée de fin, qui a construit un peu ce film — qu'il ne faut pas dévoiler — et qui faisait que tout l'élan était possible. Mais il fallait avoir des trucs à raconter pour ne pas s'ennuyer dans les deux histoires : celle de Rebecca que l'on suit, et le contexte. Comme on sait depuis 80 ans ce qui s'est passé, je n'avais pas envie de rajouter des symboles qui seraient presque venus réduire mon histoire.

Le fait que l'on ne voie quasiment rien de réellement explicite rend justement le crescendo dramatique insoutenable...

Parce que c'est comme ça la vie : jamais ils n'auraient pu anticiper...

Comment avez-vous appréhendé le montage ?

Je n'en ai pas dormi l'avant-veille, la veille. Même si je connaissais le monteur, le montage était le seul “lieu” que je ne connaissais pas comme actrice : je ne savais pas ce qu'il allait se passer là. Et j'ai vu qu'il allait se passer... beaucoup. Il y avait tellement de choses qui étaient advenues depuis l'écriture du scénario, c'est-à-dire tout un tournage ; il fallait retrouver le sens premier de toute l'épuration de l'écriture. Cette façon d'amener l'héroïne, sans perdre l'attention. Et c'était à la seconde parfois — d'ailleurs, le noir de la fin, c'est neuf secondes et pas moins.

En fait, c'est un film sur les premières fois. C'est mon premier film, c'est un des premiers film de Rebecca — son premier grand rôle. Ça raconte beaucoup de premières fois : premier amour, premier concours. Et tout devrait continuer...

Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain, en salle le 26 janvier

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