Lundi 31 janvier 2022 Un ancien acteur X retourne dans son Texas natal et navigue entre son ex et une jeune serveuse. Une métaphore douce-amère d’une Amérique vivant dans la dèche, sur sa réputation et l’espoir permanent de se refaire la cerise sur le dos des autres…
Sean Baker : « Le rêve américain est devenu la célébrité, le pouvoir, la richesse »
Par Vincent Raymond
Publié Lundi 31 janvier 2022
Photo : ©ARP Sélection
Entretien / Présentée à Cannes, primée à Deauville, en attente pour les Oscar, la comédie dramatique Red Rocket de Sean Baker met en scène l'Amérique profonde dans sa réalité crue et cependant ripolinée. Conversation à l'occasion du passage du cinéaste à Paris.
Vous vous intéressez souvent aux laissés pour compte de la société américaine. Est-ce parce qu'on ne les entend pas, parce qu'ils n'ont pas de voix ou bien parce que quelque chose vous fascine dans cette vie invisible ?
Sean Baker : En effet, l'industrie cinématographique ne laisse pas beaucoup de place à ces gens, il sont sous-représentés ; j'espérais que d'une manière subtile, douce, ce film pourrait aider à dé-stigmatiser ces gens qui peuvent être pauvres, des usagers de drogues ou accro au sexe. C'est ma manière à moi de leur redonner une certaine place.
En quoi peuvent-ils être emblématiques de l'Amérique ?
En fait, ce n'est pas tellement un point sur lequel j'insiste. Ce que je montre à chaque fois, c'est une histoire américaine, un personnage, un personnage particulier, surtout dans Red Rocket. Alors il est vrai que les films que je fais sont réalisés dans différents endroits de l'Amérique, sont pour moi des histoires, des portraits du pays où je vis ; j'ai bien conscience que pour des gens qui viennent d'ailleurs, ça peut représenter l'Amérique, mais je n'ai pas envie d'insister sur cet aspect "iconique".
Mais le personnage de Mikey n'est-il pas une figure iconique de l'Américain, en quête du succès, peu importent les dommages collatéraux ?
Oui, on pourrait effectivement penser que le personnage que vous avez vu représente la poursuite du rêve américain, quels que soient les coûts. Quand j'étais gamin, dans les années 1970-1980, le rêve américain, c'était avoir une famille, réussir à peu près bien professionnellement, de manière à pouvoir mourir en paix (rires). Plus sérieusement, je pense que c'était juste une certaine idée du bonheur d'avoir une vie bien remplie. Aujourd'hui, ce rêve est devenu la célébrité, le pouvoir, l'acquisition de matériel, la richesse... Je crois qu'on a sans doute été conditionnés. Et l'on peut bien sûr imaginer que Mikey tend vers cela, qu'il a aussi subi ce conditionnement.
Revenons à cette idée de "portrait" que vous rendez de l'Amérique, mais du point de vue pictural. Il y a dans votre cinéma une manière de travailler les textures, les couleurs, les images. Comment définissez-vous les tonalités comme, ici, vitaminées, qui donnent un effet décalé, irréel à cette Amérique pourtant très réaliste dont vous parlez...
Chaque film est différent, donc mon approche est différente pour chacun d'entre eux. Pour Florida Project, on était dans une palette extrêmement vive, avec beaucoup de couleurs parce que tout était vu à travers les yeux d'un enfant. Et c'était aussi la représentation de cet endroit du monde : c'est pour ça qu'Orlando (le parc d'attraction Disney) est fait avec des couleurs qui claquent. C'était aussi quelque chose qui correspondait à ce qui pourrait plaire aux familles.
Pour Red Rocket, j'ai discuté avec ma sœur Stephonik — qui était la directrice artistique — ainsi qu'avec mon chef-opérateur et on a décidé de jouer là encore avec les couleurs. Mais bien sûr, on voulait avoir présentes à l'écran celles représentant les deux partis qui divisent et polarisent l'Amérique [le rouge des Républicains et le bleu des Démocrates, NDLR]. Donc partout dans le film, il y a effectivement du rouge et bleu, placés à un endroit toujours très très calculé, mais qui laissent le champ libre à l'interprétation, comme je le fais toujours. On avait aussi deux milieux différents, donc on voulait avoir deux palettes différentes : le monde de Lexi, son ex-femme, où les couleurs sont plutôt très éteintes et les choses peu contrastées. À l'opposé, le monde de Strawberry, très multicolore. J'ai travaillé avec une équipe absolument formidable, dont mon chef-op', Drew Daniels.
Quel genre de support avez-vous utilisé ?
On a filmé en pellicule, en 16mm. C'est évidemment intéressant que les nouvelles technologies permettent de faire aujourd'hui des choses bien différentes de ce qu'on faisait avant. Notamment sur la saturation des couleurs, que l'on peut pousser davantage. Étrangement, lors du tirage de la copie en 35mm, je me suis trouvé finalement très déçu parce que les rouges avaient perdu beaucoup de leur force : ils étaient beaucoup moins saturées.
Aviez-vous des références picturales en tête, notamment celles des tableaux de Edward Hopper ?
Son nom est beaucoup ressorti quand je discutais avec mon chef-op' ! Mais on a beaucoup plus parlé du travail sur un certain nombre de films qui avait pu être tournés dans la région, comme Sugarland Express de Spielberg (1974) où Vilmos Zsigmond effectue un boulot formidable, et qui a été une source d'inspiration.
Comment avez-vous choisi ce décor de raffinerie, qui au-delà de son aspect esthétique, en dit long sur l'état du territoire ?
C'était un élément qui venait compléter les différents thèmes du film. Comme la politique, les raffineries sont un point de friction et de division très fort à l'intérieur des États-Unis. Elles font travailler des millions de personnes, mais en même temps on sait tous qu'elles sont extrêmement dommageables pour la planète. En les montrant, je voulais permettre au public d'y penser, mais à l'aune de ses propres opinions politiques. Et il y avait un effet visuel absolument formidable ; j'avais vraiment l'impression que c'était un cadeau parce que je filmais à Texas City, la ville des États-Unis où il y a le plus de raffineries : quelle que soit la direction vers laquelle se dirige votre regard, vous voyez ces incroyables éléments métalliques, avec leurs fumées... J'avais toujours cette luxuriance visuelle.
En plus, on est en train de s'éloigner de cette industrie, qui est d'une certaine manière comme Mikey une sorte de “relique”. Cela permet au public, s'il en a envie, de faire des comparaisons.
La dernière séquence montre une maison aux couleurs pastel ; est-ce une manière de représenter le monde tel que Mikey le voit, toujours enjolivé ?
J'aime bien cette interprétation ! (sourire)
★★★★☆ Red Rocket de Sean Baker (É.U, int.-12 ans avec avert., 2h08 avec Simon Rex, Bree Elrod, Suzanna Son... En salle le 2 février
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