Spoliation / C'était une promesse du candidat Éric Piolle en 2020 : « Grenoble restituera aux populations spoliées les œuvres mal acquises pendant la colonisation. [...] Macron l'a promis. Ici, on le fait. » Engagement réitéré par le maire il y a quelques semaines lors de ses vœux à la presse. Deux ans après, où ça en est ?
Aucune œuvre n'a quitté Grenoble à ce jour, ni été identifiée comme potentiellement mal acquise. « On fait actuellement un travail d'inventaire et scientifique pour voir d'où viennent les œuvres. Il faut un véhicule juridique, un véhicule culturel et un véhicule scientifique. Il faut regarder l'histoire de chaque œuvre, on avance avec prudence », indique le maire EÉLV de Grenoble, Éric Piolle.
Lors de la dernière campagne des municipales, il s'était saisi d'un rapport rédigé en 2018 par deux universitaires, Bénédicte Savoy et Felwine Sarr*, pour inscrire dans son programme la restitution des œuvres de la ville de Grenoble acquises dans le cadre de la colonisation. « Ce rapport a été un accélérateur de ma réflexion et de notre réflexion collective sur le sujet ; c'est bien ça qui a donné l'élan », note Éric Piolle.
Ledit rapport avait été commandé par Emmanuel Macron, après qu'il eut engagé la France lors d'un discours prononcé en novembre 2017 à Ouagadougou : « Je veux que d'ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. » Depuis, les choses ont avancé au coup par coup, freinées par un encadrement juridique strict (inaliénabilité et imprescriptibilité des pièces des collections publiques françaises), poussées de l'autre côté par l'atout diplomatique que cela représente. Un tambour de communication à la Côte d'Ivoire, un sabre historique au Sénégal, une couronne à Madagascar, vingt-six statues et objets au Bénin ont été récemment restitués.
Éric Piolle : « Une démarche politique »
Un compte-goutte : la France possède 90 000 œuvres provenant d'Afrique susceptibles d'être concernées, dont 70 000 au seul musée du Quai Branly-Jacques Chirac. Alors que la totalité du continent africain en compte quelques milliers, selon le rapport de 2018. « Pour moi c'est aussi une démarche politique de se saisir de cette question. Comme sur beaucoup de sujets, le Président a fait des annonces qui n'ont pas été mises en œuvre », tacle Éric Piolle. « C'est d'ailleurs pour ça qu'il se retrouve aujourd'hui face à une proposition de loi qui vient essayer de faire avancer quelque chose que lui n'a finalement pas fait avancer. »
Contre l'avis du gouvernement, le Sénat a adopté en première lecture, le 10 janvier, une proposition de loi visant à créer un "Conseil national de réflexion sur la circulation et le retour de biens culturels extra-européens". Un premier pas et une façon, aussi, d'éviter les restitutions décidées par le seul chef de l'État. Par ailleurs, le 26 janvier, Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, annonçait fièrement la restitution de 15 œuvres à des familles juives spoliées pendant la guerre, après un vote unanime du palais Bourbon. « La réflexion actuelle sur une loi-cadre relative à la restitution des biens issus d'un contexte colonial nous engage évidemment sur le même terrain », assurait-elle aux députés. « Un nouveau dispositif est souhaitable mais doit être affiné et ne peut, vous en conviendrez tous, être mis en œuvre à la toute fin du quinquennat. Le ministère y a travaillé mais vous constatez la complexité des dossiers ; les critères de spoliation, les bornes géographiques et temporelles, devront en effet être pesés avec précaution. »
La ville de Grenoble compte bien prendre les devants et se faire le moteur de cette démarche. Elle possède environ 25 000 œuvres au musée de Grenoble, et plus ou moins 5 millions (!) au Museum. « Le potentiel est grand ! » affirme Éric Piolle. Au Museum, on ne sait pas (nous n'avons pas pu le joindre à temps), mais au musée de Grenoble, le sujet est sur la table depuis longtemps. « La question des restitutions a émergé avec les MNR (Musées Nationaux Récupération, ndlr), ces biens spoliés aux familles juives durant la Seconde Guerre mondiale », rappelle Guy Tosatto, le directeur. A Grenoble, deux tableaux, un Courbet et un Boudin, sont des MNR : retrouvés en Allemagne à l'issue de la guerre, ils attendent toujours leurs vrais propriétaires.
La démarche serait similaire pour les objets mal acquis à la faveur de la colonisation. « Il faut imaginer qu'un continent comme l'Afrique a été quasiment vidé de son patrimoine culturel. Or dans les musées, on sait combien il est important, pour la construction de l'identité d'une population, de pouvoir accéder aux œuvres majeures de son histoire », poursuit Guy Tosatto. Il souligne l'impérieuse nécessité de « commencer par le début », c'est-à-dire, quand c'est nécessaire, « aider les pays concernés à créer les structures adéquates de conservation des œuvres. » Autre point fondamental de la démarche : « On ne rend qu'à ceux qui en font la demande ; par exemple, l'Asie n'émet pas de demande de cette nature. »
L'aiguille dans la botte de foin
Alors, le musée de Grenoble abrite-t-il des objets ou des œuvres qui auraient été spoliés aux anciennes colonies françaises ? « Aujourd'hui, nous n'avons rien identifié, mais les recherches sont en cours, cela va certainement évoluer », indique Guy Tosatto. La conservatrice en charge de l'art ancien au musée de Grenoble, Joëlle Vaissiere, mène ces enquêtes. La collection Afrique est restreinte et a déjà fait l'objet d'une étude il y a quelques années par Laurick Zerbini, ce qui avait donné lieu à une exposition et un livre. « Nous avons 130 objets africains qui ont été étudiés, et à l'heure actuelle nous n'avons pas identifié de cas pouvant laisser penser à une spoliation. On regarde plutôt la partie Asie, qui comporte 700 objets », explique Joëlle Vaissiere. « Nos collections ont été acquises pendant la période coloniale, mais cela ne veut pas dire qu'il y a systématiquement spoliation. La particularité du musée de Grenoble, c'est que l'on a beaucoup d'objets dits "au goût du colon" – notamment les masques et statuettes de la collection africaine –, c'est-à-dire des objets qui ont été créés dans le but d'être vendus aux Européens. » C'est notamment le cas du général Léon De Beylié, premier donateur du musée de Grenoble, qui se faisait fabriquer des objets en Indochine. Forcément, des objets réalisés sur commande et achetés, outre le fait qu'ils ne sont pas spoliés, n'ont pas la même valeur que ceux que les colons se sont appropriés. « Ce n'est pas tout noir et tout blanc, cette affaire. On cherche l'aiguille dans une botte de foin... »
(*) Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle (novembre 2018)