François Sarano : « Le fait de vivre sous la surface des océans est un handicap lourd »

Conférence / Il a nagé, épaule contre épaule, auprès d’un requin blanc femelle de 5, 5 mètres et 1, 5 tonne, ne répondant pas au doux nom de Lady Mystery. Ancien conseiller scientifique du commandant Cousteau, docteur en océanographie, François Sarano sera à Gières vendredi 25 novembre pour rencontrer le public. L'occasion de relire notre interview, réalisée en mars dernier à l'occasion de son passage à la MC2.

On entend toujours dire que la peur des requins est née avec Les Dents de la Mer. Votre dernier ouvrage, Au nom des requins (Actes Sud), explique que c’est plus ancien…

Cette peur prend racine chez nous au début du XXe siècle, lorsque sur la côte américaine, il y a une succession d’accidents (quatre tués et un autre extrêmement gravement blessé), en pleine période d’activité balnéaire aux États-Unis. On ne voulait pas entacher le développement des loisirs nautiques. Ça a fait beaucoup de bruit dans les journaux, tellement de bruit que c’est devenu un phénomène national, puis international. Pour la première fois, les requins, qui étaient des animaux dont on ne parlait pas beaucoup, tout à fait ordinaires, sont devenus des animaux malfaisants, qui entraient directement dans la vie de chacun.

Ça s’est renforcé pendant la guerre de 40 lors du naufrage d’un gros bateau américain, l’Indianapolis, coulé par un navire japonais. Les journaux et la marine américaine ont laissé croire que les marins décédés dans ce naufrage avaient été tués et mangés par les requins. Alors même que les survivants ont raconté que les requins étaient arrivés beaucoup plus tard, deux jours après le naufrage, et n’avaient mangé que les cadavres des marins qui étaient morts d’hypothermie, de déshydratation ou de noyade. Là encore, les journaux, la radio, ont amplifié le phénomène, qui a véritablement installé dans la tête de chacun l’idée que les requins étaient des bêtes terribles et des mangeurs d’homme.

Mais en réalité, les requins ne mangent pas les hommes.

Non, les requins n’aiment pas l’homme, ils ne mangent pas l’homme. Mais quand ces animaux, la plupart du temps affamés, trouvent un cadavre, que ce soit un cadavre de baleine ou un cadavre d’homme, ils s’en repaissent. Ce sont des animaux très opportunistes. Quand ils ont un repas facile, ils s’en nourrissent.

 

Depuis cette époque, de nombreux travaux scientifiques et des documentaires ont montré que la mauvaise réputation du requin était infondée. Comment se fait-il que cela n’imprime pas davantage ?

Les médias s’acharnent à dire que le requin attaque l’humain, et ils ont une force de frappe infiniment plus grande que les publications scientifiques… Lorsque vous avez un Paris Match, ou des journaux comme ça, à l’échelle de la planète, qui toute la journée, même quand ça n’existe pas, répètent ce message… Je le vois à La Réunion ! Je vous raconte la dernière histoire qui est arrivée : un père et son fils se baignent dans le lagon. Ils voient un requin, ils relatent ce qu’ils ont vu, c’est-à-dire : « On a mis la tête sous l’eau, on a vu un petit requin mais on n’a pas eu le temps de bien voir parce que, vraiment, il est parti tout de suite. » Les journaux ont traduit : un père et son fils sont attaqués par un requin dans le lagon. Ça a déclenché des pêches punitives pendant deux jours, jusqu’à ce qu’on tue le petit requin de 1 mètre 20, incapable de faire quoi que ce soit. C’est tous les jours, « où est le requin mangeur d’homme ? ». Les médias écrasent complètement tout ce qu’on peut dire contre ça. Voyez la force de la désinformation, quand aujourd’hui certains pensent qu’on vaccine pour tuer des gens… On ne peut rien faire.

Ce qui est surprenant dans le cas des requins, c’est que les autorités elles-mêmes, censées se baser sur les faits et non les émotions, pratiquent des expéditions punitives dont on sait qu’elles n’ont aucune utilité.

Les autorités, elles ne sont pas là pour résoudre le problème des requins, elles sont là pour satisfaire l’opinion publique. Elles ne s’occupent pas de savoir si c’est vrai ou pas. Elles voient qu’il y a des gens qui protestent, qui veulent que l’on punisse les requins. C’est déjà une absurdité. Les requins ne vont pas se dire « c’est dangereux, on risque la peine de mort ». Déjà que les humains ne sont pas effrayés par l’idée d’être punis ! C’est complètement absurde !

Dans votre livre, vous comparez l’image du requin avec celle du loup, qui est aussi un animal perçu comme effrayant et dangereux. Et pourtant le loup a été réintroduit et est défendu par les autorités.

Par les mêmes autorités qui donnent des autorisations de prélèvements pour satisfaire les mécontents, aussi… Il est défendu mollement. Et le loup est un mammifère terrestre un peu emblématique, tandis que les requins, tout le monde s’en fiche. Ils vivent sous la surface de l’eau, personne n’y est attaché. Donc les autorités ont encore moins intérêt à défendre une espèce qui n’intéresse personne. Un animal qui ne crie pas, qu’on ne voie pas, qu’on redoute… Il est plus facile à éliminer. Le fait de vivre sous la surface des océans est un handicap lourd : les animaux marins en général n’intéressent que très peu de gens, car très peu de gens peuvent aller les voir sous l’eau.

À ce propos, les aquariums, de par le monde, défendent le fait qu’ils apportent cette connaissance au plus grand nombre, sensibilisant ainsi le public à la cause de ces animaux marins. Qu’en pensez-vous ?

Si l’on parle d’un poisson-clown qui est mis dans un grand aquarium, le volume dans lequel il se trouve correspond au volume dans lequel il vit en général. Je n’y vois pas d’inconvénient.

Mais les grands requins pélagiques, qui passent de la surface à 1000 mètres de profondeur, enfermés dans un aquarium, ça n’a pas de sens. D’abord, ils crèvent très rapidement s’ils survivent au transport. Ensuite, ça donne une vraie fausse idée de ce que c’est qu’un animal. Cela laisse croire qu’un animal se limite à sa morphologie. Cela oublie qu’une espèce n’est pas définie par sa morphologie mais par les liens qu’elle tisse avec son écosystème. Coupé de son écosystème, l’animal que je vois dans un aquarium n’est pas un requin, c’est un truc qui ressemble au requin. Vous me mettez, moi, dans une maison isolée de tout, et vous me montrez, je ne suis plus François Sarano. Moi qui communique, qui me déplace beaucoup, je ne serai plus que la peau de François Sarano. Un grand requin dans un aquarium, ce n’est qu’une peau de requin. C’est de la désinformation.

Et la deuxième chose qui me paraît plus catastrophique, c’est que ça laisse l’idée que la nature est à notre service, et qu’on peut la mettre en cage pour satisfaire nos caprices de curieux. Et ça, c’est encore plus grave. Ça renforce le dualisme nature/homme, qui dit « nous sommes extérieurs au monde, nous pouvons l’exploiter comme nous le souhaitons, et le monde autour de nous n’est qu’une collection d’espèces les unes à côté des autres ». C’est absurde, ce sont les liens qui définissent les espèces.

Vous parlez de réconcilier l’homme et la vie sauvage, justement dans la restauration d’un lien, sans domination de l’un sur l’autre, en respectant les caractéristiques de chacun. Pensez-vous que ce soit possible ?

Si je ne croyais pas que c’était possible encore de changer la donne, je ne le ferais pas, en tout cas je ne le ferais pas avec autant d’énergie. Et j’ai des filles, j’ai une petite-fille. Je ne veux pas avoir à leur dire : « Tu sais, quand j’étais sur la Calypso, j’ai nagé avec des requins, j’ai nagé avec des baleines… je savais qu’elles disparaissaient et je n’ai rien fait pour te permettre d’avoir les mêmes bonheurs que moi. » Alors que je sais les choses, je ne peux pas dire que je ne vais rien faire pour changer ce qui se passe, c’est-à-dire la disparition des requins.

Justement, pouvez-vous nous dire quelle est la situation des requins aujourd’hui ?

Les derniers rapports scientifiques de l’UICN nous ont donné un chiffre à la fin de l’année dernière : 36% des espèces de requins sont en danger d’extinction. Et les autres sont malmenées ! Donc 36%, c’est énorme. C’est d’autant plus énorme que moins il y a de requins, plus on continue à pêcher, et plus toutes les espèces vont en pâtir. C’est-à-dire que si on supprime une espèce, on va reporter les prélèvements sur les autres espèces. Le phénomène s’emballe.

Y a-t-il des améliorations au niveau règlementaire, dans le monde ?

Aucune ! Il n’y a pas de loi suffisamment stricte, élaborée, et qui redescende jusqu’aux pêcheurs, pour les protéger. Ce n’est pas à la hauteur ! Il y a bien des gens qui disent « il faudrait arrêter de pêcher telle ou telle espèce », mais on a le droit de la vendre, par exemple. Il y a un empilement de règles que les pêcheurs ne comprennent pas, qu’ils ne connaissent même pas.

Quant aux rares espèces qui sont pêchées et qui bénéficient d’une règlementation autorisant cette pêche en distribuant des quotas, elles sont là uniquement pour que l’espèce ne s’effondre pas complètement. C’est-à-dire qu’on considère qu’une espèce va bien à partir du moment où elle n’est pas en danger d’extinction. C’est absurde. Une espèce ne va pas bien tant qu’elle n’a pas la plénitude de ses populations, tant qu’on n’a pas d’individus âgés. C’est comme si on disait « après la guerre de 40, la population allait bien, il restait quand même quelques femmes et quelques hommes pour se reproduire ». Vous imaginez l’horreur, eh bien c’est exactement la même chose !

François Sarano vendredi 25 novembre à 19h à la salle du Laussy (Gières), entrée libre

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