Dans le cadre de son luxuriant cycle "L'invitation au voyage", la cinémathèque de Grenoble propose de découvrir deux perles rares amplement passées inaperçues à leur sortie : "Les Naufragés de l'île de la Tortue" de Jacques Rozier, et "Anatahan" de Josef von Sternberg.
Figure aussi singulière que méconnue de la Nouvelle Vague, Jacques Rozier a cultivé tout au long de sa (courte) filmographie un sens du décalage assez unique en son genre. Dans Les Naufragés de l'île de la Tortue, il détourne ainsi ce qui aurait pu constituer les ingrédients d'une classique comédie française des années 1970 (les aventures aux Antilles de deux pieds nickelés interprétés par Pierre Richard et Jacques Villeret) pour créer un objet cinématographique poétique aussi passionnant que déroutant, qui échappe sans cesse aux conventions du genre. Agent touristique fantasque, Jean-Arthur Bonaventure projette de créer un séjour touristique où les vacanciers se trouvent livrés à eux-mêmes sur une île déserte. Un point de départ minimaliste qui sert avant tout à Rozier à explorer les moments de creux et les à-côtés, proposant de fait au spectateur une expérience parallèle à celles de ses vacanciers, embarqués dans une aventure dépaysante dont le concepteur lui-même ne semble maîtriser aucunement tenants ni aboutissants. Et si c'était cela au final, la vraie aventure ?
La reine des abeilles
S'il est aussi question de naufragés débarquant sur une île lointaine apparemment déserte dans Anatahan, le ton adopté ne pourrait pourtant être plus différent. Espace de tous les possibles chez Rozier, l'île prend à l'inverse dans le dernier film de Josef von Sternberg, tourné en 1953, la forme d'un lieu étouffant et hautement aliénant, propice aux déchaînements des passions les plus primales. Échoués sur une petite île du Pacifique, un groupe de soldats japonais, ignorant la défaite de leur pays, va voir sa cohésion malmenée par la présence d'un couple dont la femme va bientôt exercer sur eux, bien malgré elle, un pouvoir d'attraction érotique inéluctable. Intégralement tourné en studio au Japon, et narré en voix off par le réalisateur lui-même, Anatahan prend ainsi progressivement la forme d'un quasi huis clos oppressant, pulsionnel et fantasmatique, dans lequel la végétation dense renforce encore la sensation d'isolement et de claustrophobie.
Les Naufragés de l'île de la Tortue de Jacques Rozier, le 3 mars au cinéma Juliet-Berto
Anatahan de Josef von Sternberg, le 4 mars au cinéma Juliet-Berto