Cédric Klapisch : « J'aime bien jouer avec les frontières du documentaire et de la fiction »

Entretien / Narrant une reconstruction après un traumatisme, "En corps" peut se voir comme un conte de la résilience mais aussi comme une nouvelle tentative de Cédric Klapisch de capturer le geste et le temps pour conserver une trace éternelle du mouvement sur un écran. Conversation à l’occasion des Rencontres du Sud à Avignon.

Pourquoi la danse ?

Cédric Klapisch : J’aime la danse depuis très longtemps – pas en pratiquant, mais en “regardeur”. Quand j’étais adolescent, j’allais voir Merce Cunningham, Carolyn Carlson, Pina Bausch… J’ai connu l’évolution de la danse contemporaine jusqu’à aujourd’hui, l’École belge et l’École israélienne avec Hofesh Shechter qui se retrouve dans le film ; des gens comme Ohad Naharin, Sharon Eyal… De fil en aiguille, j’ai eu une espèce de culture de danse contemporaine. Et puis j’ai toujours eu des amis danseurs et assez tôt, j’ai filmé la danse à l’Opéra de Paris, dont on ne sait pas qu’il donne 50% de classique et 50% de contemporain… En fait, il y a eu toute une série de choses dont je voulais parler et qu’il fallait montrer.

Au-delà de la danse, l’écriture du corps en mouvement vous intéresse depuis vos débuts mais vous l’aviez toujours traitée par le documenteur avec le court-métrage Ce qui me meut (1989) ou le documentaire en signant les portraits d’Aurélie Dupont ou Renaud Lavillenie. Vous a-t-il fallu un travail d’appropriation d’images documentaires avant de passer à la fiction ?

Vous avez tout à fait raison : j’ai mis du temps à trouver la solution. On a justement beaucoup discuté de ça avec Santiago Amigorena, mon co-scénariste. L’idée quand on fait de la fiction, c’est d’arriver à trouver quelle histoire on raconte. Quand j’ai fait le portrait d’Aurélie Dupont, je la suivais, je filmais les spectacles et sa vie… Ne serait-ce que la voir s’échauffer le matin, pour moi, c’est un spectacle et il n’y a pas besoin de raconter une histoire avec ça : c’est juste beau à regarder. Ici, il fallait raconter une histoire et ça faisait 15 ans que je cherchais quelle histoire je pouvais raconter. Et c’est vrai que Ce qui me meut, qui est aujourd’hui le nom de ma maison de production, ça part d’un court-métrage que j’ai fait sur Étienne-Jules Marey, un médecin physiologiste qui invente le cinéma parce qu’il cherche un outil médical pour étudier la locomotion chez le cheval, chez l’homme. Il se trouve qu’ensuite, les Frères Lumière ont utilisé cette caméra pour faire le cinéma, mais la caméra qu'Étienne-Jules Marey a inventée, c’était bien pour étudier le mouvement. Et la cinématographie, pour écrire le mouvement.

Tout ça m’intéresse dans le rapport du cinéma qui montre le mouvement – d’où le générique qui montre le corps au ralenti, presque en photographie. Et la difficulté, c’était d’arriver à fabriquer de la fiction. J’ai mis du temps, mais j’ai l’impression que j’ai réussi dans ce film à inventer une histoire à l’intérieur. Beaucoup de choses se sont résolues quand je me suis dit qu’il fallait partir de l’accident, puis dérouler, en inventant le personnage du kiné, la période où on lui dit qu’elle ne pourra pas redanser… Beaucoup de danseuses m’ont raconté cette histoire – dont une amie de Marion Barbeau ; Aurélie Dupont à qui on a dit qu’elle ne pourrait plus jamais danser, et puis Pina Bausch qui l’a convaincue qu’elle pourrait à nouveau… Tout a été nourri par des histoires réelles.

Le début du film, jusqu’à l’accident d’Élise, n’est pas dialogué pendant un quart d’heure. Quel enjeu d’écriture et de mise en scène cela induit-il ?

Tout ce début reprend en fait les codes du cinéma muet : son copain vient l’embrasser sur la bouche, donc on comprend qu’elle a un copain. Ensuite, il s’éloigne. Puis, elle se prépare pour le spectacle. On voit le début du spectacle, les coulisses, et à nouveau son copain mais avec une autre fille. Du coup sa réaction à la tromperie, on la comprend visuellement. Et il y a une sorte de suspense parce qu’il faut qu’elle rentre sur scène, qu’elle danse car elle est le personnage principal. On utilise un suspense presque hitchcockien : on est là à la fois pour regarder de la danse, et une histoire se passe derrière la danse. Quand j’ai trouvé cette idée pour le début, j’étais heureux parce c’était la clef pour mélanger danse et histoire.

Après, à l’écriture, c’était totalement abstrait, parce qu’on a écrit avec Santiago une succession d’actions. J’avais presque envie de faire un pré-montage parce qu’en fait j’étais vraiment rivé à la musique : il y avait un passage de La Bayadère que j’aimais beaucoup qui durait 1’52’’, il fallait que la séquence dure 1’52’’. Donc c’était super compliqué et ça l’a été jusqu'à la fin du montage parce qu’on ne savait pas si cette introduction allait durer 3, 5, 7 ou 15 minutes. À mon avis, on aurait pu tenir encore plus, mais ce qui est compliqué, c’est le choc que l’on fabrique au spectateur en commençant à parler ensuite : plus on le retarde, plus c’est bizarre. Parce qu'on a l’impression d’entrer dans un autre film.

Vous avez l’habitude de partager l’écriture avec Santiago Amigorena ; ici, vous avez en plus intégré un autre "auteur" en la présence du chorégraphe Hofesh Shechter. Comment avez-vous mené ce dialogue à trois ?

Pour l’écriture, on n’a pas travaillé avec Hofesh, j’ai montré ses vidéos à Santiago. Là où Hofesh a participé, c’est pour les répétitions des spectacles en Bretagne. Il m’avait donné toutes les vidéos de ses spectacles, je disposais à la fois des chorégraphies mais aussi des musiques puisqu’il compose les siennes. Et j’avais choisi deux spectacles pour ce qu’ils racontaient au niveau des gestes. Notamment une partie de Grand Finale – le duo de la mort, où des hommes essaient de faire revivre leurs femmes mortes en les faisant danser. Cette idée, je l’ai trouvée tellement belle, tellement en relation avec ce qu’on racontait… C’était très signifiant qu’elle recommence à danser avec ça. Donc j’ai dit à Hofesh qu’on allait travailler là-dessus et lui a répété comme ça. Mais ce sont des choses qui sont presque du documentaire dans le film : j’utilise une séance de travail où il transmet à Marion Barbeau cette chorégraphie, et où la troupe qui travaille autre chose, ne connaît pas non plus ce ballet. Donc je filme son cours, ces séances de travail, c’est du documentaire pur.

En fait, En corps est un peu bizarre parce qu’il répond à trois logiques : les moments de fiction écrits et dialogués, les moments de captation où je suis en train de filmer La Bayadère ou Political Mother à la fin du film ; et puis des moments documentaires. Ce sont trois langages assez différents, et le film est le mélange de ces trois façons de filmer. Ce qu’il y avait déjà dans Ce qui nous lie, où il y avait presque une semaine de tournage documentaire de vendanges ; j’avais inséré des scènes avec Pio Marmaï, Ana Girardot et François Civil qui donnent des conseils aux vendangeurs. Pareil dans Ma part du gâteau, avec une scène au milieu des traders, où mes personnages sont réellement en train de faire des transactions de trading. J’aime bien jouer avec les frontières du documentaire et de la fiction ; ça crée une tension, une réalité. Et là, dans le cadre de la danse, c’était évident qu’il fallait filmer en documentaire.

Vous célébrez la grâce par la danse ou la musique ; la félicité à travers les plaisirs gastronomiques ou la contemplation d’un coucher de soleil. Y avait-il le désir de montrer l’importance de la culture et du beau dans la vie, après la période que nous avons traversée ?

Je ne l’ai pas réfléchi comme ça, mais oui. On avait tellement été privé de sortie de chez soi et de spectacle, qu’un coucher de soleil devenait un spectacle. Pourtant, quand je filmais les gens qui regardent le coucher de soleil et le couple qui s’embrasse, je me disais que ça faisait cliché. Et en fait, je l’ai laissé dans le film parce que… ça fait du bien, quoi ! (rires) C’est vraiment la simplicité qu’on a essayé d’avoir à l’écriture. Il fallait que l’histoire soit simple. Et finalement, l’audace, c’était d’accepter les choses très simples.

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