Ana Pi : « Les danses de rue sont un langage »

Dans le cadre du Mois décolonial, le Pacifique accueillera jeudi 31 mars "Le tour du monde des danses urbaines en dix villes", une conférence dansée qui revient sur le contexte et les spécificités de danses comme le dancehall, le passinho, le kuduro ou le voguing. Rencontre avec sa créatrice, la Brésilienne Ana Pi.

De quelle manière avez-vous conçu cette conférence ?
C’est avant tout un moment de dialogue et de partage, car il y a beaucoup – ou en tout cas, il y en avait beaucoup à un moment donné – de préjugés qui entourent les danses de rue. Par exemple, une grande partie des gens pensent qu'elles se résument au hip-hop, et réduisent toute la famille des danses hip-hop à un seul style de danse. Du coup, il y avait beaucoup d’informations riches à partager sur ce que sont les danses de rue, comment elles apparaissent dans les grandes villes du monde, comment les questions sociétales vont avoir une influence sur leur apparition, le lien entre les danses de rue et les musiques électroniques, leur relation avec la périphérie des villes, les quartiers les plus éloignés du centre économique… Quelles relations, aussi, ces danses entretiennent avec l’idée de voyage, et plus précisément la manière dont les danses africaines ont migré de manière forcée avec la traite négrière, et sont devenues avec le temps la base des pas des danses de rue que nous connaissons aujourd’hui. Sur l’espace d’une heure, la conférence se focalise sur dix styles de danses et pour chacune de ces danses, on va poser un regard plus attentif sur un ou deux aspects spécifiques : par exemple, dans le cas de danses comme le voguing, les questions liées à l’identité de genre, à l’identité sexuelle. On navigue donc entre des paroles, des extraits vidéos, des moments où je danse pour rendre plus visible et plus proche ce que les images transmettent, les codes vestimentaires, la musique qui les accompagne…

Vous mêlez donc différentes approches ?
Oui, car ces danses font partie d’une histoire et d’une économie culturelle bien spécifique et sont des outils de survie pour certaines populations. Cette conférence dansée est donc avant tout pensée comme un objet pédagogique pour inviter un public qui est peut-être plus éloigné à rejoindre cette grande ronde que constituent les danses de rue. Du point de vue de mon parcours professionnel, ces danses structurent ma vie et tout mon imaginaire d’artiste - ou même de citoyenne - passe à travers elles. Les danses de rue sont un langage, et l’une des langues que je parle de même que je parle mon portugais natal et que je parle français. Cela fait maintenant neuf années que je donne cette conférence, et j’ai pu constater au fil du temps l’évolution de la manière dont ces danses sont perçues. Auparavant, le sujet était beaucoup moins connu du public, et je pense que les choses ont vraiment évolué. Je ne dirais pas qu’elles se sont popularisées parce que ces danses sont, par essence, populaires, mais disons qu’elles sont arrivées dans des sphères où elles n’étaient pas auparavant présentes, et il y a désormais un regard plus intéressé, plus conscient de la source très précieuse qu’elles constituent. Alors qu’elles ont longtemps été méprisées ou ignorées par le passé, les programmateurs et programmatrices leur donnent aujourd’hui plus d’attention.

Quelles sont certaines des danses que vous abordez dans la conférence ?
Il y a une culture qui est fondamentale pour toutes ces danses, c’est la culture dancehall qui vient de la Jamaïque et de sa capitale Kingston. C’est là que son apparus les premiers sound-sytems sont et c’est par leur biais que s’est créée une certaine base qui est commune aux autres danses de rue : le fait d’ancrer la danse dans l’espace public, le rôle des DJs dans la diffusion de la musique, l’utilisation de gestes de la vie quotidienne qui se transforment en des gestes dansés… A l’inverse, l’une des danses les plus récentes qui est abordée dans cette conférence est le passinho brésilien, qui est devenu l’une des danses iconiques de la culture funk carioca, même si cette dernière est elle-même associée à une dynamique temporelle un peu plus longue. Il y a beaucoup de discussions sur le moment exact ou cette danse est inventée, car la culture des « petits pas » était déjà présente dans d’autres danses populaires du Brésil comme la samba, mais elle a vraiment fait un bond dans les années 2010, avec le partage de vidéos sur les réseaux sociaux. C’est une danse qui a pu se structurer sur cette dynamique de visualisation et ainsi exploser rapidement les frontières des favelas de Rio. D’autres villes ont ensuite commencé à organiser leurs propres bals avec des artistes locaux et d’autres scènes sont apparues à São Paulo, Belo Horizonte, Recife… Du coup, c’est comme si la musique funk et le passinho avaient désormais plusieurs accents au lieu d’un seul, avec plusieurs vitesses, plusieurs types de groove selon leur ville d’origine. C’est donc une danse qui permet de réfléchir à cette relation entre la rue et l’écran.

Vous parliez aussi un peu plus tôt du voguing ?
C’est une culture belle et puissante, venue de la communauté LGBT des Etats-Unis, et dont la ville de New York constitue l’un des points d’émergence dans les années 70. Après un demi-siècle d’existence, elle est maintenant beaucoup plus visible dans l’imaginaire collectif que c’était le cas il y a encore dix ans, et Paris est devenu l’un de ses épicentres en Europe. Actuellement, une figure incontournable de la scène voguing en Europe, Mother Lasseindra Ninja, peut collaborer avec le Ballet National de Marseille, alors que pendant longtemps, les institutions n’étaient pas encore prêtes à faire ce type de pont entre les mondes.

Ces différentes danses naissent donc à chaque fois dans un environnement géographique, social et culturel bien spécifique…
Oui, c’est par exemple le cas du kuduro, une danse qui apparaît dans les années 90 pendant la guerre civile en Angola, dans sa capitale Luanda. Dans les toutes premières vidéos de kuduro, on voit des gens qui semblent n’avoir peur de rien, se lancent du haut des toits des maisons, tombent par terre, font des gestes extrêmes qui peuvent représenter une certaine violence. Tout cela informe sur le contexte dans lequel la danse a été créée, l’une des guerres civiles les plus affreuses et dévastatrices de nos temps contemporains. C’est assez révélateur de la puissance guérisseuse qui existe à l’intérieur de ces danses.

Le tour du monde des danses urbaines en dix villes le 31 mars à 19h30 au Pacifique, de 8€ à 15€ (réservation obligatoire au 0476463388).

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