Littérature / Avec "Connemara", mettant en scène deux anciens camarades de lycée des Vosges qui vont vivre à la quarantaine une histoire d'amour tardive, Nicolas Mathieu poursuit son auscultation des vies périphériques du Grand Est à l'œuvre dans "Leurs enfants après eux", prix Goncourt 2018. Un roman où se dessinent en miroir la colère des marges, la grande question de la réussite et l'invasion de la politique par le grand rien managérial. Retour avec l'auteur sur quelques enjeux de ce livre une fois de plus magistral.
Lors d'une précédente entrevue en 2019, vous disiez redouter, du fait de l'obtention du Goncourt, de vous embourgeoiser – une crainte propre au transfuge de classe que vous êtes – mais aussi de vous sentir obligé d'écrire « avec des gants blancs ». Comment avez-vous digéré tout cela une fois la poussière retombée ?
Nicolas Mathieu : Vaste question. Je me suis beaucoup interrogé sur la manière dont je me percevais, dont me percevaient les autres. Il y a eu une espèce de flottement, de trouble dans mon identité pendant quelques temps où je me suis demandé comment il fallait que je me positionne, ce que les gens attendaient de moi. Malgré moi, j'étais devenu une personnalité publique, ce qui était un peu compliqué à gérer. Et je me suis retrouvé dans une vie où je n'avais plus de job, plus de patron, plus de collègue, plus de problème d'argent. Tout ça a pu être assez angoissant quant à la possibilité de continuer à écrire sur le monde tel qu'il est. Quand on sait qu'on va être lu par 5 000 personnes ou par 50 000, ce n'est pas tout à fait pareil. Mais finalement, il y a un moment où on arrête de se poser des questions, on se remet à la table de travail et on fait comme d'habitude : un mot après l'autre, on déplie des histoires avec des personnages. Finalement, quand j'écrivais et que j'avais un job, il fallait tenir malgré la fatigue, malgré la surcharge. À chaque fois il faut écrire contre quelque chose. Ce n'était pas plus difficile qu'avant, c'était juste d'autres difficultés. Mais ce que j'ai fait plus que les autres fois, ce sont des sortes de petites enquêtes pour nourrir le roman. J'ai rencontré des gens, j'ai lu des livres. Je me dis qu'à mesure que je décroche de la vie de tout le monde – malgré moi mais c'est en train de se produire – j'élabore des ruses pour pouvoir continuer à sentir ce qui se passe dans la vie des gens.
Connemara pourrait être une suite de Leurs enfants après eux, où l'on suivait une bande d'adolescents des années 90 dans une vallée sidérurgique dévastée...
Je me suis rendu compte très tardivement que ça prolongeait un peu Leurs enfants... C'est vrai qu'Hélène et Christophe reprennent certains motifs du roman précédent, ce pourrait être Vanessa et Anthony vingt ans plus tard. Au tout début, on m'avait fait observer que le personnage de Vanessa, cette jeune fille dont on sentait qu'elle allait changer de milieu grâce aux études, disparaissait en cours de route dans Leurs enfants après eux, et on me disait « Qu'est-ce qu'elle devient ? ». Peut-être que le premier ferment de ce roman c'était de se dire effectivement « qu'est-ce qu'elle est devenue ? » C'est quoi le sort de ces gens qui, par goût des études, changent de monde ? Et Hélène rejoue aussi un peu de la mère d'Anthony, ces femmes qui se posent des questions sur leur vie.
La jouissance du récit ne m'est pas indifférente
Leurs enfants après eux était une sorte de roman noir. Celui-ci est davantage un roman social et il y a quelque chose d'américain dans votre approche...
Oui, vous avez entièrement raison, je le sens un peu comme ça. On me parle souvent des réalistes français mais mes modèles sont sans doute davantage américains : le roman noir, Steinbeck, la littérature du Deep South, Russell Banks, des gens qui parlent des marges, de la vie quotidienne et en font une aventure un peu épique. On pourrait parler aussi de Springsteen ou des films de Jeff Nichols. J'avoue que je ne boude pas mon plaisir. Quand je parle du hockey, on joue la compétition aussi. La jouissance du récit ne m'est pas indifférente. C'était aussi mon premier récit sans enjeu criminel et je cherchais de puissantes locomotives narratives pour tirer mon récit et embarquer le lecteur. Il y a la volonté de réussite d'Hélène qui tire un fil pendant tout le roman, Christophe aussi a la volonté de réussir, de jouer, de gagner. J'avais envie d'en rendre les sensations et ce n'est pas facile (rires).
Quand on grandit dans une région comme celle d'où viennent Hélène et Christophe – Le Grand Est, les Vosges –, on veut s'en arracher, du moins la question de rester ou partir se pose. Ceux qui partent seraient les vainqueurs et ceux qui restent les perdants. Vous montrez avec Connemara que c'est loin d'être le cas, que les choses sont plus complexes que ça.
Ce qui est intéressant dans votre question c'est le « on ». Qui pense ça ? Qui énonce la hiérarchie des valeurs ? Partir, c'est mieux que rester, réussir, ça se passe comme ça. Tout ça mérite d'être redéplié, réinvesti. La vie des gens qui sont restés ne me semble pas misérable du tout. Ce sont des vies qui valent le coup. Tout n'est pas une question de pognon, de prestige, d'accomplissement professionnel, même si ça compte. Il y a d'autres choses moins flamboyantes, qui ont trait à votre entourage, aux gens que vous aimez. À chacun de faire à sa main en essayant d'être le plus émancipé possible des injonctions qui nous sont proposées. Il ne me semble pas que Christophe ait moins bien réussi qu'Hélène même si, a priori, on pourrait penser que c'est un loser et qu'elle a tout réussi.
Je ne suis pas un auteur conceptuel
Parlez-nous de ce titre et de l'importance que prend dans le livre la chanson de Sardou, un classique des milieux populaires mais aussi, avec une pointe d'ironie, des écoles de commerce, là où étudient ceux qui vont diriger le monde. Était-ce votre point de départ ?
C'est apparu chemin faisant. Un roman c'est toujours un mille-feuilles de sens et une myriade de signes. Cette chanson est un motif récurrent du roman qui dit des choses sur ce qui unit et sépare les personnages et aussi le pays. Et ça se passe pendant l'élection présidentielle de 2017 et ça aussi ça fait signe, ça dit quelque chose de l'aventure intime de Christophe et Hélène, mais aussi des fractures du pays dans son ensemble. Tout ça s'intrique et se construit en cours d'écriture. Je ne suis pas un auteur conceptuel avec une grande puissance d'abstraction et de composition du roman qui appliquerait son plan infaillible. C'est parce que je travaille à mes personnages, à des situations, que les choses viennent.
On suit beaucoup ces personnages au travail – Hélène est consultante et Christophe VRP – et l'un des enjeux du livre est la manière dont le langage managérial qui semble vous fasciner et dont vous dressez un portrait féroce, a tout envahi et s'entête à décrire la réalité avec des mots vides de sens, pourquoi ?
Il me semble que c'est une des catégories de la bêtise contemporaine. C'est un faux langage expert qui tourne relativement à vide, qui se gargarise et exerce un pouvoir. La littérature peut engager un bras de fer contre cette force-là. J'ai fait des centaines de réunions de comités d'entreprise où je prenais des notes. J'étais obligé d'écouter tout (rires) et de le rendre. Et je voyais bien que c'était une langue rotative, qui tourne sur elle-même. Elle limite et ordonne. Une fois que vous êtes pris dans ce langage, il y a plein de possibilités de pensées et d'émancipation dont vous êtes privés. Cette langue-là, c'est un pouvoir. Mais ce serait la même chose pour le langage militant. Roland Barthes parle des briques, de ces formes de langage qui reviennent tout le temps et font système. Vous êtes pris là-dedans comme dans un filet.
« Cette psychologie tragique faite de lieux communs et de sommaires manipulations qui tient lieu de science dans les hauts lieux de la décision » a contaminé la politique. Est-elle en train de tuer le débat public ?
C'est un des sujets du roman que la manière dont les cabinets de consulting font leur beurre sur les décisions politiques et la manière dont cette mentalité a contaminé la décision politique. La fusion des régions c'est exactement ça : à un moment on a des questions politiques et qu'est-ce qu'on fait ? On réorganise. Alors ça c'est vraiment la pensée consulting (rires). Mais je n'irai pas aussi loin que votre question. Parce que d'une génération l'autre, ces questions-là se reposent différemment. L'espèce de vocabulaire humaniste assez vide de sens qu'il y avait dans les années 80-90, c'était un peu la même chose. Chaque époque invente ses formes de bêtise. Celle-ci est spéciale parce qu'elle vient du monde de l'entreprise. Je viens de lire le bouquin de Vuillard, Une sortie honorable, sur la guerre d'Indochine. Il parle des discours à l'Assemblée nationale, du patriotisme vide de sens. Bernanos parle de ça après la Première Guerre mondiale, ça le rend fou de voir cette espèce de logomachie héroïque des anciens combattants. Non, je ne pense pas que ça tue le débat public mais je pense qu'il faut faire pièce à la bêtise à chaque époque. Il y a cette phrase d'Alain que j'aime beaucoup qui dit : « chaque printemps a le même hiver à vaincre ».
Vous évoquez dans le livre l'élection de 2017. De quoi l'élection de Macron a-t-elle été le nom ?
Pour moi, entre autres choses et dans le roman, c'est l'Assomption au plus haut sommet de cette idéologie managériale. Ni droite ni gauche, c'est quoi ? Ça veut dire qu'on a dépassé le politique. Il n'est plus question des intérêts et de la manière dont on les concilie. C'est l'arrivée de la gestion pure, l'avènement du Comex [ndlr. comité exécutif] Suprême.
Le livre commence par une colère qui fait écho « aux grandes dalles de colère » populaires que vous évoquez dans Leurs enfants après eux mais aussi possiblement au premier vers de l'Iliade.
Oui, ça vient de là. Philippe Roth dit que le premier mot de la littérature occidentale c'était « colère » : « Ô Muse, chante la colère d'Achille ». Je ne fais pas une littérature de la célébration ou de la réconciliation mais une littérature politique dont le carburant est le conflit, les rapports de force, la colère, qui innervent les gens et la société. Pour tout vous dire, dans l'avant dernier chapitre de Connemara, quand les gens sont au café avant d'aller voter, il y avait un passage sur cette colère sous-jacente derrière cette paix suspendue d'un dimanche où il fait beau. Je l'ai supprimé parce que je ne voulais pas avoir l'air de prédire le passé en annonçant les Gilets jaunes. Mais ce sont des choses qui me travaillent très fort.
Comment analysez-vous cette colère qui sourd en France depuis longtemps, encore plus depuis quatre ans et enfin avec le Covid ?
Elle a de très nombreux motifs. Il y a des questions d'affect avec des franges entières de la population qui ne se sentent jamais représentées, jamais écoutées, toujours méprisées, de fait. Ç'a été exacerbé dans le dernier quinquennat mais ça commence avec le référendum sur la Constitution européenne en 2005 où les gens veulent quelque chose, ils votent et on fait quand même autrement. Les gens voient bien que les voies de métabolisation de leurs intérêts, de leurs modes de vie, les voies par lesquelles tout ça devrait prendre forme dans le champs politique, sont toujours court-circuitées. Je pense que ça crée un dépit, une défiance énorme. Il y a aussi, sans épuiser le sujet, le problème de cette grande promesse républicaine qui n'est pas tenue : « si tu fais des efforts, ton sort sera meilleur que celui de tes parents, celui de tes enfants meilleur que le tien ». Cette possibilité de voir la situation s'améliorer disparaît, l'horizon des gens se rétrécit. Quand en trois ans, votre caddie a pris dix euros et votre plein, quinze, il y a une contraction des possibilités d'existence. Des pans entiers de la population savent qu'ils n'ont plus rien à attendre de la politique, que demain n'est pas forcément mieux qu'hier. Ce qui rend illégitime tout pouvoir.
Vous disiez récemment dans un débat télévisé que ces gens, en parlant notamment du Convoi de la liberté, « jouissent de constituer une force parce que dans le rapport de force, ils sont toujours baisés »...
Oui alors même que certains appartiennent à des milieux pas si défavorisés. En tout cas, ils ont le sentiment de toujours subir. Les Gilets jaunes, c'était ça : des gens qui, du berceau au tombeau, subissent tout le temps. Les décisions qu'ils ne prennent pas, les patrons, les chefs... Là, ils se constituaient comme une force et ils en ont joui. C'était aussi une explosion de joie, cette affaire.
Connemara de Nicolas Mathieu, Actes Sud, 2022, 400 p, 22€, numérique 17€