Stéphène Jourdain :« Le conteur ne donne pas à voir mais à imaginer »

Festival / Le 35e festival des Arts du Récit revient (physiquement) en Isère du 11 au 19 mai, avec une nouvelle directrice, ancienne des Musiciens du Louvre : Stéphène Jourdain. L’occasion de discuter de l’action du Centre des Arts du Récit, une structure très particulière basée à Saint-Martin-d’Hères, et de rappeler l’importance ancestrale des conteurs et conteuses d’histoires...

Commençons par le début : c’est quoi, les arts du récit ? Quelle est la différence avec, mettons, une lecture théâtralisée ?

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C’est l’art de raconter des histoires. La différence, c’est qu’on raconte, on ne lit pas. Il y a un côté improvisé. Deuxièmement, il n’y a pas de texte écrit, on parle de littérature orale. Traditionnellement, le conteur crée son histoire (que ce soit un récit ancien qu’il réinterprète, ou une création de toutes pièces). Il va créer non pas un texte écrit qu’il fera ensuite semblant d’improviser, mais plutôt une sorte de carte mentale, de parcours avec des étapes et des personnages. Le récit est en quelque sorte une partition, qui mêle la parole, le corps, la voix, la tonalité, le rythme… C’est cette partition personnelle qui va caractériser un artiste de récit. L’artiste s’adresse en tant que lui-même au public (même si de temps en temps il va incarner un personnage), il n’y a pas ce quatrième mur. Le conteur ne donne pas à voir mais à imaginer. Donc dans la création de l’œuvre et dans sa transmission, il y a des différences fondamentales avec le théâtre et la lecture.

Prenez un même conteur avec une même œuvre, ce sera toujours différent deux jours de suite, car il va s’adapter à sa propre humeur, au public, au lieu, au moment, etc. Cette extrême variabilité est permise par l’oralité, tandis que le passage par l’écriture, au contraire, fige, c’est de la lettre morte.

Certains récits millénaires, comme l’épopée de Gilgamesh, qui date du XVIIIe siècle avant JC et sera contée par Stéfanie James lors du festival des Arts du Récit, ont traversé le temps ; est-ce l’oralité qui permet cette longévité ?  

Je crois que c’est la première épopée… C’est la transmission qui fait qu’un récit dure si longtemps. Au fil du temps, il se balade entre les cultures et les langues. Il évolue, et on retrouve des motifs qui restent, d’autres qui sont différents. C’est en permanence adapté, donc toujours contemporain.

Dans son rapport rédigé pour le ministère de la Culture, Henri Touati, fondateur du festival grenoblois, parle d’un art premier autant que d’un art nouveau. N’est-ce pas contradictoire ?

C’est un art qui est très vieux, je dirais même que c’est ce qui définit l’Homme. Les philosophes ou les ethnologues disent que l’être humain, c’est celui qui sait se raconter des histoires, et qui n’est pas juste dans une dimension prosaïque et pragmatique de la réalité, mais qui a cette capacité à l’imaginaire et au symbolique. Et le côté art nouveau, c’est parce qu’en tant que discipline artistique, sa reconnaissance est récente et encore incomplète. Il y a eu ce mouvement de résurgence qu’on a appelé le renouveau du conte, à la fin des années 70 / début des années 80, lorsque le centre s’est monté ainsi que quelques structures phares. Mais aujourd’hui, il n’y a toujours pas d’école, de formation académique, de certificat de compétence… Il y a un mouvement en faveur d’une année du conte, comme cela a été fait pour la BD, le cirque, etc. Cela permettrait d’améliorer la reconnaissance et d’en finir avec les clichés.

À propos de cliché, le conte (et par extension le festival des Arts du Récit) est-il cantonné au jeune public ? Quand on les lit à l'âge adulte, on s’aperçoit que les contes de Grimm sont parsemés d’horreur, on découvre les allusions sexuelles dans les textes de Michel Tournier…

Ce sont des écoles de la vie, avec toujours plusieurs niveaux de langage et de lecture. C’est cette complexité sous la simplicité qui est intéressante. Une autre chose notable, c’est qu’il n’y a jamais de morale, ce n’est pas Les Fables de La Fontaine. C’est donc à toi de te faire ton propre chemin, d’en tirer les enseignements que tu veux. Et c’est d’autant plus facile de s’identifier que les héros sont souvent anonymes – à part dans les légendes où ça a un côté historique. Mais dans les contes, ce sont des héros qui n’ont pas de talent particulier, voire qui sont plutôt du côté des faibles.

C’est le 35e anniversaire du festival des Arts du Récit, qui démarre aujourd’hui. Comment expliquer cette macrobie ?

C’est en effet une belle longévité, surtout pour une structure comme celle-là. Il y a une continuité, et il y a une reconnaissance des publics comme des partenaires, notamment le ministère de la Culture avec le label "Scène d’intérêt national Art et Création". Nous sommes la seule structure des arts de la parole à avoir ce label.

La force de ce festival, c’est sa diversité, le fait d’avoir des propositions pour tous les goûts et tous les âges, de montrer la vitalité et la modernité du propos. Donc, ça parle. Après, on espère bien retrouver nos fidèles, mais aussi toucher de nouveaux publics, avec de nouveaux lieux, de nouveaux artistes, de nouvelles propositions. C’est un peu les retrouvailles après deux ans sans édition, et c’est aussi un renouveau, avec un nouveau bureau, une nouvelle équipe…

Et une nouvelle directrice, puisque vous avez pris votre poste il y a moins d’un an (le 1er septembre 2021). Quelles orientations comptez-vous donner au Centre des Arts du Récit ?

L’idée, c’est de réinstaller le Centre comme la référence sur les arts du récit au niveau régional, et l’une des quatre ou cinq références au niveau national et international. Et d’une manière générale, d’affirmer notre côté pôle de ressources et d’expertise, et celui de l’aide à la création, que l’on souhaite re-doper. Ensuite, sur la diffusion, on aimerait installer une vraie programmation Arts du Récit, sur une saison complète. Enfin au niveau de l’action culturelle, on saisit les facilités de l’oralité pour s’adresser à nos publics prioritaires.

Publics prioritaires qui sont très précisément ciblés.

Le volet petite enfance est fondamental, dans l’apprentissage du langage, le développement de l’imaginaire, émotionnel et cognitif : il est démontré que c’est là que se creusent les premières inégalités. Il y a une action phare, qui est Toc Toc Toc Monsieur Pouce, dont l’enjeu est de réinstaller les comptines et les jeux de doigts dans la sphère familiale. 

Ensuite il y a le passage CM2-6e, le moment où les enfants décrochent : la lecture cesse d’être un plaisir pour devenir une obligation. Là, on aimerait développer des Cercles de conteurs, une pédagogie éprouvée, étudiée par Suzy Platiel, ethnolinguiste, au Burkina Faso. Nous allons aussi dans les lycées professionnels, dans l’idée d’aider les jeunes à se rabibocher avec le français et acquérir une aisance à l’oral, une confiance en soi. On constate que ces parcours créent vraiment une acquisition de savoir-faire et de savoir être, leur posture change. Ce sont des clés pour leurs examens, leurs entretiens d’embauche. Enfin, on travaille aussi auprès des populations allophones, dans une démarche d’insertion. On va relancer notre travail avec l’Apardap, association grenobloise d’accueil des migrants, lors des cafés des femmes. Là, on passera peut-être par le répertoire très partagé des comptines et berceuses, qui sera moins complexant pour se lancer, au début.

Avant les Arts du Récit, vous étiez secrétaire générale des Musiciens du Louvre, et encore avant, journaliste. Vous avez publié avec Albert Durieux un livre qui a fait sensation, L’Entreprise Barbare. Vous écrivez toujours ?

J’étais journaliste en presse économique à Paris, on avait été démarchés par Albin Michel pour faire ce livre. On a enquêté pendant deux ans, l’idée était d’aller voir des gens qui étaient poussés à la démission. On partait de témoignages pour montrer comment, à partir de logiques d’actionnariat, on arrive de fil en aiguille jusqu’à réduire des gens en miettes. On a vu des trucs horribles… Et dans les courriers des lecteurs, après, je me suis aperçue qu’il y avait énormément de témoignages similaires dans les associations, les milieux caritatifs… Bref. Le livre a bien marché, il y avait une lame de fond sur ces thèmes de la souffrance au travail à ce moment-là. J’ai aussi publié deux romans sous pseudo, Julie Resa, chez Buchet-Chastel, dans un style plus intimiste… On passe de la logique d’information à la logique d’histoire, y compris avec le récit. De toute façon, moi je voulais écrire, j’étais littéraire à fond.

Festival des Arts du Récit du 11 au 19 mai, spectacles entre 0 et 20€ dans différents lieux de l'agglo et de l'Isère. Programme sur www.artsdurecit.com

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