Retrouvailles entre Arnaud Desplechin, ses comédiens, ses thèmes, sa ville de naissance, mais aussi avec la Croisette, à l'occasion d'une tragédie familiale, où l'amour est étudié à travers son exact opposé. Où l'on mesure qu'une absence est aussi une douloureuse présence... En compétition Cannes 2022.
Frères et sœur jadis proches, Alice et Louis se vouent depuis vingt ans une haine furieuse, sans trêve ni repos : même la mort de l'enfant de Louis a déclenché un esclandre ; quant aux livres de ce dernier, ils abritent des réquisitoires contre sa sœur, devenue une célèbre comédienne. Tous deux vont cependant devoir se côtoyer après l'hospitalisation soudaine de leurs parents...
Qui est familier de l'œuvre d'Arnaud Desplechin se trouvera en terrain de connaissance avec cette histoire de haine et de rivalité (dont l'origine est incertaine) entre deux êtres jadis fusionnels. Mais aussi avec ce thème de la famille déchirée peinant à se recoudre malgré l'imminence d'un deuil ou à l'occasion de celui-ci. Ces coups de théâtre dramatiques forment les lignes de force, les piliers, les murs porteurs du cosmos intime du cinéaste roubaisien. C'est d'ailleurs par la grâce d'une veillée funèbre et d'une famille éclatée qu'il a vu le jour en tant qu'auteur et réalisateur — La Vie des morts (1990) — ; par un apprenti médecin-légiste autopsiant un crâne qu'il a connu les feux de la Croisette — La Sentinelle (1992) — ; par une saga chorale bâtie autour d'une violente rupture amicale qu'il a définitivement gagné ses galons de chef de file de la nouvelle génération du cinéma français — Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle) (1996). Et c'est enfin avec Un conte de Noël (2008) que la tragédie familiale s'est pleinement inscrite dans son foyer matriciel : Roubaix.
Naissance de la haine
Desplechin ne se cache pas (voir notre entretien) de donner une manière de suite, ou plutôt de prolongement indirect de la trajectoire de certains de ses personnages de Un conte de Noël — mais on pourrait tout aussi bien parler de synthèse générale car toute l'œuvre antérieure du cinéaste, dans son amour pour la littérature, la théâtralité, la psychanalyse, l'univers hospitalier, les liturgies religieuse, les lettres lues face caméra etc. peut trouver un écho ténu dans Frère et Sœur. Ce sont donc ici d'autres destins, d'autres marionnettes lui permettant d'effectuer une étude d'entomologiste sur le pourquoi de la séparation et sa mécanique, aussi forte et inexplicable que les lois de l'attraction peuvent l'être. Né dans la poussière de la futilité, la rivalité entre la sœur et son frère mute en ressentiment alimenté par de la jalousie entre artistes à succès, grossi par un sentiment de trahison — Brokman, le meilleur ami de Louis, va devenir l'époux d'Alice — puis d'une injustice infinie quand Louis va perdre son enfant alors que Alice voit grandir le sien. Étrangement, cette haine passionnelle paraît constructive et nécessaire : l'accord parfait de leur entente originelle ne pouvant s'accomplir dans la chair, se sublime dans le miroir inversé de l'amour. Il s'agit sans doute du plus bergmanien des films de Desplechin, même s'il répond également à l'épitaphe de La Femme d'à côté de Truffaut : « Ni avec toi, ni sans toi ».
De nouveau, deux nouveaux
La nature humaine étant à ce point prévisible, il y aura fatalement des étonnements ou des regards de biais quant à la présence Patrick Timsit, alias Zvy, dans la distribution. Fuyez les préjugés, et souvenez-vous de la diversité des rôle auxquels il a depuis trente ans accordé épaisseur et humanité, de La Crise (1992) à Marie-Francine (2017) en passant par Le Cousin (1997). Au pire, le percevoir comme une “pièce rapportée“ peut presque être un atout puisque Zvy gravite autour de la famille de Alice et Louis et s'en distingue par ses origines. À la fois personnage-clef et satellite de l'histoire, intermédiaire et intercesseur, ambassadeur dans cette brouille, il possède autant d'assise que de fragilités. Et s'avère indispensable. En d'autres termes, c'est un personnage qui aurait pu échoir à Denis Podalydès mais qui avec l'incarnation bienvenue de Patrick Timsit permet de renouveler la troupe — ce que fait également le réalisateur en accueillant Golshifteh Farahni.
S'ouvrant sur un cri et un deuil comme Médée, Frères et Sœur se résout comme souvent chez Desplechin sur une élévation lumineuse et l'éloignement des corps. Un parcours de la mort à la renaissance, où le film tiendrait lieu de purgatoire pour les personnages qui s'y promènent. Et de paradis pour tous les autres.
★★★★☆ Frère et Sœur de Arnaud Desplechin (Fr., 1h48) avec Marion Cotillard, Melvil Poupaud, Golshifteh Farahni, Patrick Timsit...