Morgan Navarro & Lara : « C'est bête, mais quand tu dessines quelqu'un, il est super content »

BD / Mathieu Sapin a réuni cinq dessinateurs pour suivre les candidats à la présidentielle 2022 et raconter l’élection dans une bande-dessinée, "Carnets de campagne". Parmi eux, deux Grenoblois, Lara et Morgan Navarro. Le premier a suivi Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel, le second Marine Le Pen et Éric Zemmour. 

Avez-vous tout de suite adhéré à ce projet à 12 mains imaginé par Mathieu Sapin ?

Morgan Navarro : Il ne voulait pas repartir tout seul dans un bouquin sur une campagne, surtout qu’il n’aurait pas pu suivre tous les candidats. Avec Kokopello (qui a suivi Valérie Pécresse pour la BD, ndlr), ils ont eu l’idée d’inviter d’autres dessinateurs pour couvrir toute la campagne. Il m’a appelé et m’a dit : « Est-ce que tu veux faire Marine Le Pen ? » J’avais une hésitation sur « est-ce que c’est mon truc, est-ce que je sais faire ça ? » Et finalement, j’ai adoré. Ça nous a séduit tout de suite, on n’était jamais allés sur le terrain.

Lara : Je dessine au Canard Enchaîné, donc la politique, je connais, mais cette façon de faire, pas du tout. Normalement, j’écoute les informations, je lis des trucs, et ça me donne des idées pour mes dessins. Mais toute la partie danse du ventre pour essayer de s’approcher au plus près des politiques, toute cette partie relationnelle, on ne la connaît absolument pas.  

Vous vous mettez tous en scène dans Carnets de campagne, aux côtés de la presse qui couvre l'événement. On sent que le travail des journalistes politiques vous a intéressés et surpris. C’est aussi une BD là-dessus ? 

Morgan Navarro : On lit leurs articles, mais en réalité on ne sait pas comment travaillent les journalistes, surtout sur une campagne comme ça. Pour ma première immersion, je suis allé en "stage" avec Kokopello à Colombey-les-Deux-Églises, pour la commémoration en l’honneur du Général de Gaulle. C’est un tout petit village, et on voyait des politiques arriver de tous les côtés… Ça donnait des scènes hallucinantes. C’était complètement fou ! Même eux, les journalistes, m’ont dit la même chose : on se courait après avec des politiques qui en plus ne disaient rien, seulement des petites phrases style « non, non, aujourd’hui on n’est pas dans la campagne »… Là, j’ai halluciné parce que j’ai vu ce truc des télés et radios qui foncent en meute. Après, j’ai connu ceux de la presse écrite, qui sont plus proches de nous ; c’est pour ça qu’on s’est rapprochés d’eux, je pense. J’ai adoré les voir travailler, échanger avec eux.

Lara : C’était un peu l’accès logique pour nous. Ils ont tous les codes, alors qu’on n’en maîtrise aucun. Ils nous disaient de qui nous rapprocher, ils savaient où se placer. Nous, on était témoins de cette fabrique de l’information, et de ses règles. Par exemple, dans un déjeuner off, il n’y a pas d’enregistrement ; si on veut en tirer une citation, il faut la faire valider par la personne qui sera mentionnée en tant que "l’entourage"… Toutes ces petites règles, on les a découvertes de façon assez candide. On en fait état parce que Carnets de campagne n’est pas un livre de journaliste politique, vous n’y verrez pas la même campagne que celle que vous avez suivie dans la presse. Notre axe est très différent, on est différents. Et en tant que dessinateurs, il y a plein de choses qu’on remarque, nous, que les journalistes ne voient pas ou plus car pour eux, c’est le b.a.-ba.

Quelles choses par exemple ? 

Lara : Tout simplement, le fonctionnement de ces "groupes de déj’" en off. Voir que les journalistes de France Info, de LCI, de Libération et du Figaro sont des potes, travaillent et fonctionnent ensemble ; c’est assez intéressant. Et le rapport des politiques avec les journalistes qui les suivent depuis longtemps. Ils se connaissent, ils se font des vannes, mais chacun est bien à sa place. En fait, les politiques essaient tout le temps d’amorcer la pompe du récit chez le journaliste, d’injecter des éléments de langage dans son futur papier.  

Morgan Navarro : Ce qu’ils font aussi dans les off. Moi je me disais, s’il n’y a rien qui sort, à quoi ça sert ? Et pendant la séquence, Le Pen dit : « Je vous rappelle que le off, c’est pour vous donner des éléments en plus, pour vous aider à mieux comprendre »… C’est marrant, parce que personne n’est dupe.

On a le sentiment d’un jeu entre tous ces protagonistes.

Morgan Navarro : Les journalistes, je les sentais saoulés. Je ne comprenais pas trop pourquoi. Mais en fait ils avaient souvent l’impression de se faire balader.

Lara : Pour nous, c’était une première expérience. Forcément, on avait des enthousiasmes, une curiosité. On se faisait prendre, sans doute, par l’aspect opération de communication. D’ailleurs, il n’est pas question pour nous de dire « ha, ils m’ont pas eu ». On fait un récit sincère. Il est plutôt question de présenter ce qu’on ressent. Par exemple les mouvements de foule, le côté élan collectif, c’est impressionnant ! Même chez Zemmour, que tu sois d’accord ou pas avec ses idées, quand tu vois la ferveur…

Morgan Navarro : C’est l’effet stade. Moi j’étais partagé entre une espèce de malaise et en même temps, ce truc physique, le son à fond, les gens qui crient… Ça a l’air bien ! Mais on se rappelle rapidement que ce n’est pas un match.

Le capital sympathie du dessinateur de BD, par rapport à celui du journaliste, a-t-il joué en votre faveur ? 

Morgan Navarro : Ils s’en foutent un peu, parce qu’on n’est pas un enjeu et ils ne savent pas trop ce qu’on fait. Ils nous mettent dans le pool des journalistes, et basta. Sauf que des fois, on leur disait « j’ai besoin d’être un peu plus près pour dessiner », donc on a eu quelques accès privilégiés.

Lara : On a nos carnets, on dessine. On est vus comme des dessinateurs. C’est bête, mais quand tu dessines quelqu’un, il voit que tu le dessines, il est tout de suite super content. Ça fait quelques années que ce type de projet existe ; est-ce que cet objet-là sera possible de la même manière dans dix ans, ce n’est pas certain. Parce que comme le disait Morgan, ils ne nous ont pas encore complètement identifiés. On a pour l’instant cet aspect de sympathie a priori, et peut-être qu’ils n’ont pas encore maîtrisé le fait qu’il y a certes du dessin, mais aussi du texte. On est capables de rendre compte de séquences complètes, de scénariser, de mettre un axe particulier… Kokopello, à la fin du livre, il confronte Valérie Pécresse à un récit qu’il a fait, et elle semble désarçonnée parce qu’elle ne s’attend pas à ça. Donc peut-être que dans quelques années ils verrouilleront davantage. Mais à ce moment-là, on a eu le meilleur possible, c’est-à-dire du désintérêt avec un a priori positif.

Il se dit de cette élection qu’elle n’a pas passionné les Français, entre l’entrée tardive d’Emmanuel Macron en campagne, la guerre en Ukraine, le second tour identique à 2017… Comment l’avez-vous ressenti, de l’intérieur ?

Morgan Navarro : Nous, on avait l’impression que tout le monde était focus sur la campagne, on avait l’impression que c’était "wahou", trépidant ! En fait, en parlant avec des gens, un mois avant le premier tour, ils me disaient « ah bon, la campagne ? Ah oui, c’est vrai, on n’en entend pas trop parler… » Alors que moi, je trouvais qu’il se passait plein de trucs.

Lara : J’ai été frappé par les militants, très jeunes, complètement investis et engagés chez mes candidats, Roussel et Mélenchon. Par rapport à cette petite musique qu’on entend tout le temps sur la jeunesse désintéressée, tous ces trucs-là… Il y a plein de jeunesses différentes, moi j’en ai vu une méga-engagée et motivée.

Morgan Navarro : Pareil chez Zemmour. J’avais l’impression que dans la foule de Villepinte, où il y avait dans les 13000 personnes, c’était 70% de moins de 30 ans. Chez Le Pen, un peu moins ; il y avait des jeunes, mais c’était quand même plus la "fan base" historique. 

Pour que le livre sorte le plus rapidement possible après le second tour, vous avez dû respecter un rythme de production soutenu, et articuler le tout entre les six auteurs. Comment ça s’est passé ? 

Lara : On était tenus à des objectifs de production rapide. On était confrontés au réel, le réel s’écrit au fur et à mesure donc tu dois t'adapter. Ça a été le cas pour Zemmour et Roussel, pas prévus au départ ; on s’est dit « il faut monter dans ce train-là aussi ». Pour l’aspect travail en équipe, on a utilisé une application avec un fil de discussion. On se demandait beaucoup de conseils les uns aux autres, et on publiait nos pages en temps réel ; ça a permis de former un récit sans redite, de façon naturelle. Il fallait avoir fini tous les cahiers, sauf les 32 dernières pages, pour la fin du mois de mars. Ça allait de plus en plus vite. Dans ces conditions, on n’a pas le temps de niaiser, on va à l’essentiel. Je pense que ça donne une sensation d’urgence et de tension sur la fin.

Morgan Navarro : Et c’est comme ça aussi du côté des politiques, ça s’accélère à la fin, c’est ça qui est marrant.

Lara : Alors que j’ai échoué tout le long à rencontrer Mélenchon, on me propose finalement un tête-à-tête la veille du rendu des pages. C’était inenvisageable de ne pas y aller, bien sûr, mais il fallait rendre le lendemain. J’y vais, je produis dans des conditions… Disons des nuits très courtes. Mathieu me dit : « Passe à l’atelier, je te scanne le dessin. » Mais lui, cette semaine-là, il râle parce que tout est verrouillé chez Macron. Donc il envoie un dernier SMS en disant « si vous voulez que le bouquin se termine sur un entretien avec Jean-Luc Mélenchon, ça vous regarde ». Le vendredi, j’arrive à l’atelier, il n’y est pas. Il m’envoie un SMS : « Je ne vais pas pouvoir être là, je suis dans le Falcon présidentiel »…

Morgan Navarro : Moi, le dernier jour, un copain journaliste me dit « viens avec moi à Saint-Cloud, je t’emmène chez Le Pen ». Je n’ai pas compris comment il est arrivé à ça ; mais donc ils m’acceptent. Donc je vais voir Jean-Marie Le Pen voter, il dit « Post coïtum animal triste »… Ensuite, chez lui, on se demande ce qu’on fait là. Et en même temps, ça couronnait le tout. J’ai vécu toute cette campagne comme un cirque, une espèce de film dans lequel je me sentais toujours comme un intrus, une pièce rapportée ; et là je finis sur un truc à la Twin Peaks

La présidentielle vous a-t-elle donné le goût de la politique de terrain ? Suivez-vous les législatives ? 

Morgan Navarro : J’ai trouvé la campagne super, mais maintenant… J’ai supprimé tous les trucs que je recevais, les mails d’infos, et tout. Ça ne m’intéresse pas tant que ça. C’était vachement intéressant sur le coup, mais la politique n’est pas mon objet de prédilection.

Lara : De mon côté, il y a un projet en cours. On s’est aperçus qu’il se passe beaucoup de choses du côté de la recomposition des forces à gauche. Je continue de suivre les événements. Est-ce que ça fera un livre, je n’en sais rien ! Mathieu me dit que c’est normal d’être dans le flou, qu’il faut fureter. Donc pour le moment, je ne peux pas affirmer qu’il y aura un livre, mais je suis au boulot. Pas uniquement sur les législatives ; on pense qu’il y a autre chose qui est en train de se passer à gauche.

Carnets de campagne rencontre dédicace avec les six auteurs le 10 juin à la librairie Le Square

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