"Ennio" : Ce que l'image doit à sa musique

Un voyage à travers soixante années de cinéma italien – mais pas seulement – en compagnie de son compositeur attitré, Ennio Morricone (1928-2020) dont la surhumaine productivité n’avait d’égale que la faculté à se renouveler dans tous les registres. À voir d’urgence les oreilles grandes ouvertes !

L’Histoire musicale italienne ne manque pas de trompettes illustres. Pas de méprise, on parle bien ici de l’instrument qui, de l’Aïda de Verdi à l’air de Gelsomina dans La Strada (1954), a fait vibrer les tympans et marqué au plus profond les âmes. Beaucoup ignorent que le plus important des compositeurs transalpins, suivant malgré lui les traces de son père, a débuté sa prolifique carrière en soufflant dans un piston. Instrumentiste virtuose, il s’est ensuite dirigé vers l’art de l’écriture pour bouleverser les arrangements et orchestrations dans la musique de variété à l’aube des années 1960 chez RCA en Italie avant de révolutionner, au sens plein du terme, les bandes originales au cinéma. On doit à l’un de ses cinéastes attitrés, Giuseppe Tornatore, d’avoir eu la précieuse idée de lui faire raconter son parcours à temps devant une caméra – qui aurait pu croire que ce fringant nonagénaire paraissant 70 ans, et que l’on voit effectuer méthodiquement sa gymnastique, succomberait des suites d’une chute ? Entrecoupé d’extraits de films, de témoignages directs ou d’archives faisant défiler tout ce que la planète cinéma et musique compte de talents essentiels, Ennio est davantage qu’un biopic documentaire. Il constitue, à l’instar des marathons amoureux portés par Scorsese pour les États-Unis ou Tavernier en France, un formidable voyage amoureux dans le cinéma italien (et mondial) en compagnie de celui qui en fut le principal artisan musical de 1960 à nos jours – Rota étant parti trop tôt, Piovani moins démiurge.

Musiques, Maestro !

Irréductible à sa collaboration avec son alter ego Sergio Leone, Morricone apparaît ici dans l’incroyable diversité de son talent et de ses intérêts artistiques. Fasciné par Stravinsky, expérimentateur explorant les chemins de la musique concrète (et faisant à ses débuts partie de la jeune garde de la composition contemporaine), Morricone raconte comment il va insuffler un mélange de musique savante et d’audaces quasi-bruitistes dans ses partitions et arrangements pour créer des sonorités jusqu’alors inouïes. Travaillant des motifs (le sifflement chez Leone, l’improvisation semi-abstraite pour les gialli), l’homme qui affirmait « ne pas aimer les mélodies » en signera cependant d’inoubliables. Et plus de 500 œuvres au total.

En bénéficiant du privilège du temps, ce documentaire permet à Ennio d’expliquer les secrets derrière certaines de ses partitions – jamais cours de musicologie ne fut aussi limpide ! On apprend comment les lettres de "Bach" se dissimulent derrière Le Clan des Siciliens ; comment Leone s’est nourri de leurs discussions pour bâtir le début d’Il était une fois dans l’Ouest (1969) à la manière d’un morceau bruitiste ; mais aussi comment il a convaincu Petri d’employer sa musique aux sonorités déglinguées pour renforcer la trajectoire croche du héros d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) ; enfin, de quelle manière il a assemblé les instruments et influences pour aboutir à la B.O. de Mission (1986). Chacun de ses mots donne envie de réécouter ses musiques, de revoir les films ou de découvrir ceux qui manquent. Les bénéfices collatéraux sont nombreux.

Bosseur acharné ouvert à la sérendipité, Morricone ne cache pas son émotion lorsqu’il évoque les honneurs manqués (l’Oscar soufflé par Herbie Hancock), l’absence de considération dont il a souffert de la part de ses condisciples jusqu’à la reconnaissance tardive de Il était une fois en Amérique (1984) qui a affirmé son primat indiscutable sur sa génération. « Je suis fait de toutes les musiques que j’ai étudiées » disait-il. Aujourd’hui, on étudie ses musiques.

★★★★☆Ennio de et avec Giuseppe Tornatore (It., 2h36) avec également Ennio Morricone, Bernardo Bertolucci, Hans Zimmer, John Williams…

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