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Lyon : une Biennale d'art contemporain forte en émotions
Par Jean-Emmanuel Denave
Publié Lundi 26 septembre 2022 - 2564 lectures
Photo : Photo : Hans Op De Beeck
Événement / Déployée sur douze lieux, rassemblant quelque 90 artistes internationaux, 66 productions originales, puisant dans les fonds anciens des musées lyonnais, la 16e Biennale d’art contemporain est une biennale XXL. Un paradoxe pour un événement qui se veut un manifeste de la fragilité. Sous la déferlante, cependant, la magie émotionnelle opère.
Lieu névralgique et le plus important (en taille) de la Biennale, les anciennes usines Fagor donnent le "la" de l’événement. Nous y sommes accueillis par deux œuvres simples et fortes qui impriment d’emblée une certaine tonalité : une photographie du britannique Richard Learoyd montrant une jeune femme assise dans une lumière bleutée, levant un long regard mélancolique vers un plafond ; une installation vidéo des libanais Joana Hadjithomas & Khalil Joreige (Where is my mind ?) faisant apparaître puis disparaître, sur un fond noir, des statues antiques sans tête, puis des têtes sans corps. Des images fantomatiques qui rappellent les liens entre l’image et la mort (l’imago chez les Romains était le moulage en cire des visages des morts), les liens entre la trace et l’absence. Un soupçon de mélancolie nous enveloppe donc d’emblée et ne nous quittera guère tout le long du parcours des sept halls des usines…
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« L’ombre de l’objet est tombée sur le moi », écrivait Freud, en une belle formule énigmatique, pour caractériser la mélancolie. Quelque chose d’inconnu ou de méconnu s’est perdu, nous manque, nous étreint. Une part de notre fragilité réside dans cette relation d’inconnu, que certaines œuvres viennent exprimer, suggérer, sublimer. Comme ce superbe triptyque vidéo de l’irlandais Ailbhe Ni Bhriain (An Experiment with Time) qui envoûte par sa bande-son et son ambiance onirique, faisant apparaître des ruines urbaines, des flashs d'images d’archives d’événements historiques, des animaux exotiques dans des lieux incongrus, de vieilles salles de laboratoire inondées… Toutes sortes de strates temporelles et de strates technologiques s’entrecroisent ici, dans une esthétique cinématographique à la Andrei Tarkovski, au-dessus de l’abîme.
Renaître de ses cendres
Plus généralement, le dialogue avec le passé est, aux usines Fagor, omniprésent : pour le réparer, en remonter la mémoire, en tirer de nouvelles formes… Dana Awartani reproduit, dans une installation monumentale, la cour de la grande mosquée d’Alep partiellement détruite pendant la guerre civile syrienne ; la peintre Giulia Andreani évoque dans ses tableaux en gammes de gris des histoires oubliées ; Aurélie Pétrel renoue avec les sensations enfantines dans son "palais de glaces" mettant en scène ses photographies prises à Beyrouth ; Lucia Tallova nous plonge dans une installation où l’on découvre de vieilles photographies brûlées ou froissées, ou encore une armoire qui vomit son contenu de charbon… Et, à proximité de créations récentes, on découvre aussi de grandes reproductions en plâtre et ébréchées d’œuvres antiques (issues des collections du Musée des moulages), ou des toiles détériorées et littéralement "pansées", issues des collections des Hospices civils de Lyon.
C’est aussi le passage du temps, la finitude humaine, le renouveau de la vanité, que les artistes de la Biennale explorent. Avec pour point d’orgue : l’immense et très impressionnante installation du belge Hans Op de Beeck qui fige sous une peinture uniformément grise tout un camping et un parc de jeu pour enfant à l’échelle 1. « We were the last to stay » est la phrase-titre de l’œuvre, laissée par des habitants qui ont disparu. Tout chez de Beeck est certes gris, éteint, passé, mais il reste de l’eau qui miroite dans cette installation, tout comme, ailleurs dans les usines Fagor, des lutins verts, échappés des mythologies scandinaves, phosphorent sur une estrade (sculptures de Kim Simonsson), des danseurs du CNSMD redonnent vie à l’œuvre chorégraphique un peu oubliée de l’allemande Valeska Gert (performances créées par Eszter Salamon), une statue antique s’échappe du Louvre pour découvrir Paris et ses luttes politiques (film de Gabriel Abrantes), de grosses sculptures organiques roses et ambigües prolifèrent depuis les plafonds des usines (installation d’Eva Fabregas)… Si la mélancolie et l’idée de finitude (selon nous) dominent, la vie, donc, s’anime tout autant. Et que ce soit dans l’ombre, dans la lumière ou dans le clair-obscur, avec gravité ou avec drôlerie, les œuvres de la Biennale aux usines Fagor sont riches en sensations, souvent puissantes, visuellement et émotionnellement.
Essaimages
Au-delà des usines Fagor, la Biennale essaime dans toute la ville de Lyon et à Villeurbanne : dans des musées qui lui consacrent quelques salles (Musées Gadagne, Musée de Fourvière), à l’URDLA à Villeurbanne avec une exposition collective, ou encore dans l’espace public (Parc de la Tête d’Or, Parking République, Gare de la Part-Dieu…). Certains artistes, de lieu en lieu, y égrènent leurs œuvres, tels des petits poucets leurs cailloux : photographies sur verre d’Aurélie Pétrel, toiles de Giulia Andreani, lutins verts de Kim Simonnson, photographies de Richard Learoyd…
Deux lieux retiennent particulièrement l’attention… Le Musée Lugdunum qui a choisi de disperser des œuvres contemporaines au beau milieu de son parcours d’antiquités de l’époque romaine, jouant de la concordance ou de la discordance des temps, et où l’on prend plaisir à redécouvrir ce musée et ses collections autant que les créations de la Biennale. Le Musée Guimet quant à lui, rouvert pour la Biennale mais laissé, comme on dit, "dans son jus", propose un parcours entièrement consacré aux œuvres contemporaines. Et quel beau parcours ! Clément Cogitore y présente un nouveau film mettant élégamment en scène un défilé de carnaval à la fois comique et lugubre. Nadine Labaki & Khaled Mouzanar signent un film d’animation très émouvant en hommage mélancolique aux victimes de guerres récentes et aux déplacés civils. Ugo Schiavi investit la grande salle du musée avec une impressionnante installation entremêlant nouvelles technologies, végétation proliférant et fragments d’objets abandonnés. Lucile Boiron renouvelle le genre du nu et de l’érotisme photographiques avec ses images qui glissent et suintent hors cadre, aux teintes souvent saturées de rose ou de couleurs vives, aux corps fragmentés : flux corporel à la fois attrayants et repoussants.
16e Biennale d’art contemporain, manifesto of fragility jusqu’au 31 décembre à Lyon
Biennale, mode d’emploi
Sur fond de crise climatique, de guerres et de pandémie, mais aussi en pensant fortement aux minorités ou à notre simple condition de mortel, la 16e Biennale d’art contemporain rassemble des artistes autour du thème de la fragilité. Sam Bardaouol et Till Felrath l’ont divisée en trois chapitres : "Un mode d’une promesse infinie" (qui réunit onze lieux et les quelque 80 artistes internationaux invités, expositions dont nous vous parlons dans l’article ci-dessus), et deux autres chapitres plus décalés, développés au Musée d’art contemporain de Lyon. Le premier, "Beyrouth et les Golden Sixties" est une véritable exposition dans l’exposition (il s’agit d’ailleurs d’une expo itinérante qui a été présentée récemment à Berlin) sur deux étages du MAC, où l’on découvre une multitude d’artistes libanais des années 1960 et 1970.
Le second volet au MAC, "Les nombreuses vies et morts de Louise Brunet", est un parcours un peu bordélique (sur le mode du cabinet de curiosités), mêlant œuvres contemporaines et œuvres anciennes, qui part de la biographie réelle de la lyonnaise Louise Brunet (participant par exemple à la révolte des Canuts de 1834), avant de basculer dans la fiction et l’imaginaire. Qui trop embrasse mal étreint, dit la sagesse populaire. Et malgré leur intérêt et leur qualité, ces deux chapitres du MAC brouillent un peu la lisibilité de l’événement. Ce qui nous semble davantage réussi, c’est la dissémination de la Biennale dans des lieux inattendus (le Musée religieux de Fourvière, le musée romain Lugdunum, les espaces publics…), où le lien entre l’art et la ville, entre l’art contemporain et des publics et des contextes différents, devient alors très concret. Cette dissémination oblige aussi à (re)découvrir certains musées, et surtout… à prendre son temps !
Lieux en accès libre
Avant de se lancer dans le grand bain de la Biennale, certains pourront en prendre la température du bout du pied et gratuitement dans différents lieux :
- Jardin du Musée des beaux-arts (James Webb)
- Parc LPA-République (Aurélie Pétrel)
- Place des Pavillons Lyon 7e (Valeska Soares)
- Gare Lyon Part-Dieu (Studio Safar)
- URDLA à Villeurbanne (une exposition réunissant 10 artistes de la Biennale)
- Parc de la Tête d’Or (quatre artistes de la Biennale)
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