Jean-Pierre & Luc Dardenne : « Jouer, ce n'est pas un acte individuel, c'est un acte avec les autres »

Tori et Lokita / Dans "Tori et Lokita", les Dardenne se penchent sur la question des mineurs non accompagnés. Une plongée dans l’exploitation humaine, tempérée par la lumineuse relation entre les héros. Entretien exclusif avec deux cinéastes belges et humanistes.

Vous retrouvez ici une radicalité qui rappelle celle qui irriguait vos premiers films. Comment l’expliquez-vous ?

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Jean-Pierre Dardenne : En fait, nous étions en colère, par rapport à cette situation des MNA [mineurs non accompagnés, NDLR]. Donc on s’est dit « là, on doit faire ce film maintenant ».

La situation des MNA est-elle régie par les mêmes règles dans tous les pays d’Europe ? 

Luc Dardenne : Ah ! Ça, c’est une question à laquelle je ne pourrais pas prétendre répondre de manière très précise. En Belgique, ils sont accueillis dans des centres – je ne peux pas en donner le nombre exact, mais il me semble qu’il y en a de plus en plus – et pris en charge jusqu’à l’âge de 18 ans. Et si à 18 ans ils n’ont pas reçu leurs papiers, ils sont remis à la frontière par la police, sauf s’ils ont disparu. C’est ce que font la plupart d’entre eux : ils disparaissent. Ils savent qu’ils n’auront pas leurs papiers, ils ne veulent pas rentrer. Parce que comme Lokita, ils sont mandatés par leur famille pour envoyer de l’argent au pays, alors ils disparaissent pour continuer à essayer d’envoyer de l’argent au pays, et ils rentrent dans la clandestinité.

Mais jusqu’à l’âge de 18 ans, normalement, dans nos pays, ils sont pris en charge par les institutions. C’est la situation légale. Alors, peut-être qu’il y en a un certain nombre qui s’arrangent pour ne pas entrer dans ces institutions parce que la Belgique est un endroit de passage pour eux. Mais a priori – information à recouper – ils ne sont pas abandonnés dans les rues.

Ces mineurs non accompagnés ne doivent pas avoir envie d’être sous les feux des projecteurs ; vous a-t-il été néanmoins possible d’échanger directement avec quelques-uns d’entre eux ?

LD : Non… Comme vous dites, pourquoi parleraient-ils à des étrangers ? Déjà qu’ils ne parlent pas aux éducateurs – à leur avocat peut-être, mais en tout cas pas à nous. Et on n’a pas voulu forcer non plus le dialogue en disant : « Voilà, on aimerait savoir… »  on n’a rien fait ; simplement on est allés dans les centres pour passer quelques jours et voir comment la vie se passe : les chambres, la nourriture…  Comment on vit dans un centre, quoi. Mais c’est surtout les éducateurs qui nous ont parlé ; parfois des médecins, aussi. Et puis, il y a eu une revue française très importante pour nous quand on a pensé à notre scénario, c’est La Revue de l’enfance et de l’adolescence, qui a fait un numéro spécial sur les enfants mineurs, les exilés et les nouvelles maladies développées par ces jeunes. Car dans l’histoire de l’Europe, il y a eu des déportations d’enfants, mais c’est la première fois que des jeunes mineurs migrent volontairement. Et ils ont développé de nouvelles maladies dues à leur solitude d’exilés. Comme on était partis sur l’idée de faire un film autour de l’amitié entre ce garçon et cette fille, il y a quelque chose qui venait nous conforter dans notre intuition. 

On est partis sur l’idée d’une amitié indéfectible qui était un peu comme leur territoire d’asile : comme vous le savez, quand on migre, on cherche des siens là où on arrive. On cherche une famille, un ami, une amie, pour survivre, à la fois peut-être pour vous rappeler d’où vous venez et pour faire un sas avec l’endroit où vous arrivez. Et on s'est dit qu'on allait centrer notre film sur une amitié qui ne servirait pas à construire une intrigue avec des trahisons, des pardons, etc. mais qui soit là, inentamable et belle, qui soit à eux et que personne ne puisse leur enlever.

Vous parlez de territoire ; or il y en a un autre, un peu symbolique, qui est celui qui ouvre le film : la musique. Dans vos films, la musique extradiégétique n’est pas présente ; ici, elle constitue un élément de communion mutuelle puisqu’ils se retrouvent par la chanson…

LD : Au tout début, on avait tourné autour d’un autre scénario où le personnage féminin chantait. Et le titre était La Chanson de Lokita – c’est un des premiers premiers titres. Et donc, c’est resté, visiblement. Et, comme vous l’avez vu, cette chanson est aussi effectivement un peu leur territoire, leur terre d’asile. D’une part, ça permettait de raconter qu’ils étaient passés par la Sicile. Et là, quelqu’un leur avait appris une chanson – une dame qui avait été bienveillante avec eux. Cette chanson est devenue un peu, si je peux dire, leur hymne national. L’hymne de leur amitié qui sert un peu de chant de ralliement. Et qui remplace parfois l’absent puisque quand ils ne sont plus ensemble, ils ne peuvent plus vivre, si je puis pousser jusque-là – en tout cas Lokita. Leur amitié est indéfectible, et la condition pour pouvoir continuer à vivre. Elle remplace l’un ou l’autre, cette chanson, lorsque Lokita est absente ou lorsqu’ils se retrouvent, il y a ce rôle qui est très important pour nous, qui fait qu'elle revient à plusieurs reprises. Et leur autre territoire, c’est la berceuse. 

Mais c’est vrai que cette chanson, qui revient en plus en générique de fin, a un rôle important dans le film. C’est leur ode à leur vie, à leurs espoirs, à ce qu’ils souhaiteraient pouvoir faire dans ce pays où ils sont rentrés, la Belgique.

Cette chanson est donc le territoire commun, mais il y a aussi le territoire de Tori qui est plus le territoire des arts plastiques…

JPD : Oui, il fait des dessins, dont un qu’il offre à sa sœur. C’est lui qui aménage la chambre, qui décore. Et c’est vrai que ce dessin va jouer également un rôle pour signifier leur amitié et en même temps constituer le stratagème pour essayer de rejoindre sa sœur. 

Tous les deux possèdent un imaginaire. Ce sont peut-être les seuls à avoir cette particularité, alors que tout les ramène au terre à terre et au matériel. Tous ceux qui sont autour d’eux réclament de la matérialité…

LD : Oui, tout à fait. Les autres leur réclament d’être comme des animaux aux aguets. Tout le temps en train de courir, d’avoir peur, de fuir, de se taire, d’obéir, d’être dressés. Et là ils s’évadent, ils sont heureux. Aussi dans leurs jeux, dans la chambre. C’est vrai que ce sont les deux seuls à vivre un moment plus humain, une humanité supérieure à celle qui leur est demandée.

JPD : Les rapports à tous les adultes qui sont dans le film, mis à part les gens du centre, sont dictés par l’argent : on leur demande tout le temps de donner ou d’envoyer de l’argent, de rembourser des dettes… Tout le temps ! Ce ne sont que des rapports de marchandises. Ils doivent donc tout le temps se préoccuper d’en avoir pour pouvoir le donner, pour pouvoir continuer à vivre.

LD : Et je ferais remarquer que la musique, donc l’art, la chanson, l’évasion, la belle évasion, elle a été procurée par une femme en Italie qui leur a appris cette chanson. Donc là, il y a une vraie bienveillance de cette femme – vraisemblablement à Lampedusa parce que c’est là que les migrants attendent en général.

Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec des jeunes comédiens, mais comment avez-vous travaillé pour cette expérience particulière ?

JPD : C’est la première fois qu’on travaille avec deux personnages principaux, qui sont quasiment tout le temps à l’écran ensemble, qui n’ont jamais joué. Souvent, à côté d’eux, il y a un adulte qui est un comédien d’expérience. Donc pour nous, c’était une espèce de pari aussi. Alors comment nous travaillons ? Une fois qu'on les a choisis, on s'est dit qu’on avait fait le bon choix. On espérait aussi qu’en les mettant ensemble, ça allait accrocher, ce qu'on ne savait pas. Si chacun de son côté nous semblait bien, ensemble il fallait qu’on voie ce que ça donne. Et nous avons commencé avec des répétitions de tout le scénario, pendant 4 à 5 semaines. Des répétitions que nous faisons Luc et moi, avec notre petite caméra et les comédiens. Nous travaillons, nous répétons les scènes les unes après les autres dans chaque décor, qui est en construction ou déjà quasiment fini, ou même fini. Ces répétitions peuvent d’ailleurs amener des transformations à ces décors. Nous travaillons chaque scène et c’est à travers ce travail de répétition que petit à petit, nos amis Joelly et Pablo se sont apprivoisés, nous ont apprivoisés et que nous, on les a apprivoisés. Au début, en tout cas, ça passe essentiellement par des répétitions liées aux mouvements des corps. 

Par exemple, la première scène, qui était une scène de décrassage comme on dit au football, elle était importante pour nous parce qu’ils étaient deux à jouer dans la chambre, à passer en dessous du lit, etc.

On a commencé à répéter et au fur et à mesure, chacun a apporté des choses ou pas – mais en tout cas, c’est là qu’ils ont appris aussi qu'eux-mêmes ont quelque chose à faire, et que ce quelque chose dépend aussi de la relation qu’ils ont avec leurs partenaires. Et que jouer, ce n’est pas un acte individuel, c’est un acte avec les autres. Ce sont nos répétitions qui nous permettent tout ça. Comme nous avons toujours fait, hein, mais la seule chose ici, c’est qu’on était un peu plus stressés parce qu’on avait peur de devoir donner trop d’indications. Le grand danger quand vous travaillez avec des comédiens qui n’ont jamais joué, en l’occurrence des enfants ou des adolescents, c’est que si vos indications sont un peu trop précises et si vous devez trop montrer vous-même, ils risquent de vous imiter. Et là c’est fichu : c’est l’enfant qui imite l’adulte. 

LD : Heureusement, grâce à leur dynamisme, à leur invention et à leurs propositions, qui étaient différentes de ce qu'on pensait au départ, ils se sont appropriés les choses.

JPD : Ce qu’ils nous ont apporté, je le résumerais en un mot, je dirais que c’est la merveille. Ils ont été merveilleux. Je repense notamment à la scène où ils se retrouvent, après que Tori est passé dans le trou entre le séchage du cannabis et sa salle de bain, dans son petit logement. Quand ils se retrouvent là, qu'ils font leur check, ça c’est une idée à eux. Et ils sont merveilleux. Et ça, c’est surprenant pour nous. On est surpris et admiratifs. On a vécu quelques moments comme cela et ça, c’est uniquement eux, c’est pas nous, c’est même pas la caméra non plus. Bien sûr, la caméra est là et elle essaye de saisir ce qu’elle peut à travers ce trou, et il fallait qu’on ait le sourire de Lokita. Mais c'est vraiment eux qui ont fait ça.

Pour terminer, j’aimerais évoquer deux sujets d’actualité cinématographique. Le premier concerne deux films bientôt à l’affiche qui évoquent par leur facture et/ou leur sujet votre cinéma : Les Pires, qui vient d’obtenir le Valois de diamant à Angoulême et qui traite du tournage d’un film par un cinéaste belge avec des enfants des quartiers populaires du Nord. Et puis Juste une nuit, un film iranien de Ali Asgari. Ce n’est pas la première fois que l’on ressent une inspiration "Dardenne" chez d’autres cinéastes. Comment la percevez-vous, et considérez-vous avoir “fait école” ?

LD : On n’a vu aucun des deux (rires). Mais s’ils ne sont pas sortis, on ne peut pas les avoir vus.

JPD : Quant à "faire école"… Ah… C’est un mot… Que nos films ou certains de nos films puissent avoir eu une influence sur ces cinéastes, je dirais que ça fait un peu partie de l’histoire du cinéma et de l’histoire de l’art en général : il n’y a pas de génération spontanée. Nous nous inspirons tous, consciemment, ou peut-être même à notre insu, de choses que nous avons vues, que nous avons admirées et que nous refaisons autrement parce que c’est nous qui les habitons – pas celui ou celle qui, pour nous, est une référence. Ça fait partie du mouvement de l’art cinématographique, oui. Que certains de nos films aient pu avoir ce rôle-là… voilà, c’est bien.

Une question corollaire en lien avec la disparition récente de Jean-Luc Godard et surtout d’Alain Tanner. Ont-ils exercé, l’un ou l’autre, une influence sur votre travail, en particulier le second avec Rosemonde dans La Salamandre (1971), qui semble être une lointaine ancêtre de vos propres personnages ?

Luc : Ce serait mentir que de dire oui. Mon frère peut-être, mais moi, je ne peux pas. Mais j’ai beaucoup aimé le film. Je l’ai vu plus tard, pas à ce moment-là. 

JPD : Je dirais comme Luc. En même temps, j’ai le souvenir d’un film avec une espèce de liberté, de vent qui souffle…

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