Louis Garrel : « Je voulais que ce soit une tragicomédie à la manière italienne »

L’Innocent / Le Festival Lumière de Lyon s’ouvre cette année avec une comédie policière, tournée dans la capitale des Gaules et dans sa proche banlieue, menée par un virevoltant quatuor d’acteurs dirigés par l’un d’entre eux : Louis Garrel. Sur tous les fronts, le comédien parle de cinéma comme il en fait : avec un enthousiasme communicatif. 

L’Innocent repose sur une base des plus réelles et personnelles…

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Louis Garrel : Comment dire ? Au départ, je voulais faire un polar et tout d’un coup je me suis dit : « mais voilà ! » Ce truc que j'ai vécu enfant, avec ma mère qui travaille en prison qui s’est mariée… L’admiration que j’avais pour ma mère était le point de départ ; en même temps, la crainte que j’avais pour elle, l’envie de la protéger – avec un côté héroïque. Après, je me suis dit qu’il ne fallait pas que ce soit une chronique naturaliste qui aurait eu valeur d’anecdote pour le spectateur. Il fallait que j’arrive à le faire participer au film et le lui faire aimer. Que ce soit un film de personnages qui jouent avec le cinéma, comme un jeu d’enfant. Mais qui soit très sentimental, au premier degré, pour qu’on puisse avoir quelque chose de tragique. Il y a aussi du rocambolesque et toute une grammaire de cinéma qui met en valeur l’artificiel et qui n’en a pas peur.

Vous faites l’ouverture du Festival Lumière avec ce film. Mais il y a une résonance particulière avec la ville de Lyon, qui sert de décor. Pourquoi l’avoir choisie ?

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J’y suis passé une fois, j’y ai joué une pièce de théâtre et je l’ai trouvée très charmante. Cette ville est d’emblée un peu secrète, il y a des choses cachées… Tout de suite, quand j’ai commencé à imaginer le polar, je ne pouvais pas le tourner à Paris ; Lyon me semblait convenir parce que c’était une métropole. Dès que j’aimais un endroit, je le filmais sans autocensure. J’aimais bien l’idée de faire un film comme un touriste. Pas avec des endroits précis, mais j’avais dit à l’équipe technique : « On ne prendra que le centre historique ou des périphéries et des endroits très désertés comme des zones industrielles et des autoroutes. Ce sera ça le concept du film. » On l’a fait comme si j’étais un réalisateur de James Bond qui tourne à Lyon et qui fait des trucs typiques. C’est normal au cinéma, parce qu’il faut tout de suite être expressif, c’est un truc difficile. Les personnages doivent vivre plus fort, plus vite, plus intensément. Et c’est un rythme que j’aime bien. Quand on n’a pas peur du romanesque ou, au risque de me répéter, du burlesque, de la comédie presque de boulevard… toutes ces choses qui font office d’évasion, ces personnes vont les vivre. Et si on les aime, on va les vivre avec eux.

Entre Anouk Grinberg et Roschdy Zem, il y a une réelle harmonie à l’écran. Est-ce une affaire d’acteurs ou bien le réalisateur a aussi sa part ?

C’est magique. Je me suis fait confiance. J’essaie toujours des duos plutôt que des acteurs seuls, des personnes ensemble auxquelles on s’attache… C'est ça qui est romanesque. Roschdy et Anouk ensemble, j’ai essayé d’analyser : on s’inquiète à part égale pour l’un et pour l’autre et on finit par avoir une empathie pour eux, un désir que leur couple fonctionne. C'est vraiment de l’ordre de la grâce, deux acteurs qui s’accordent complètement et qui jouent ensemble. 

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Et puis surtout, il y a des couples qui sont des couples obscènes : on a l’impression qu’ils sont en couple pour les autres. Alors qu’eux, on se sent voyeur : on les regarde… Le cinéma, il a quand même à voir avec cette idée d’observer en cachette des gens, de voir leur intimité en les observant. Mais en même temps je ne maîtrise pas tout, hein…

Sur La Croisade, vous expliquiez qu’il n’y avait pas forcément d’évidence à ce que vous soyez Abel. Est-ce qu’ici, il était clair que vous interpréteriez le personnage principal ?

En fait, au début je m’étais dit pour La Croisade : « Tiens, je pourrais demander à quelqu’un d’autre. » Et puis quand je suis avec les scénaristes, je joue les scènes… Et à un moment donné, je prépare et les gens prennent en photo les lieux avec moi dedans… Donc on a déjà l’acteur, et c’est pas mal. C’est comme ça que je conçois les films, en les mettant en scène proche des acteurs ; quand, au début, je leur donne le ton un peu général que j’espère, en jouant devant eux. Mais j’aurais pu prendre quelqu’un d’autre… 

Sur celui-là encore moins que les précédents…

Parce que sur celui-là, j’avais un plaisir à jouer.

Et lorsque vous jouez, oubliez-vous le réalisateur ou bien le réalisateur oublie-t-il le comédien que vous êtes ?

[sourire] C’est encore plus tordu : j’espère qu’à un moment donné les spectateurs – surtout pour une situation qui dégénère vers la fin – vont avoir le plaisir de voir à la fois l’interprète et le metteur en scène. J'espère aussi leur donner le sentiment que la situation échappe au metteur en scène qu’ils ont en face d’eux. Et qu’il se retrouve pris au piège de sa propre mise en scène. C’est comme une petite mise en abyme supplémentaire que j’aime bien.

À ce jeu de manipulation, vous ajoutez le fait que vous vous donnez un personnage maladroit…

En tout cas, il apparaît comme en contraste aux trois autres qui sont borderline, désinhibés, pleins de vitalité. Le mien est beaucoup plus en retrait : il a peur de tout. Les uns se mettent en valeur avec les autres dans des situations comiques. On est tous un peu tout ça à la fois : un peu inhibé, et puis complètement farfelu… C’est bien d’avoir des personnes qui prennent la charge de chacun de nos trucs. Après, quand on fabrique, on n’a pas tout le plan théorique. Moi, je me dis que c’est bien d’avoir une mère et un fils, puisque le fils se comporte comme le père de sa mère ; de ne pas faire trop de pathos et d’être léger, distancié, un peu ironique. Et les choses s’empilent au fur et à mesure…

Dans la légèreté, votre personnage a aussi sa gravité puisqu’il porte le deuil de sa compagne…

La légèreté c’est le contraire de la lourdeur. Je sais que, quand je travaille sur la légèreté d’un film, je rends le spectateur plus disponible à écouter l’histoire et à avoir la sensation qu'il est ému, qu'il rit, qu’il est le seul à voir ce qui était émouvant, à avoir un dialogue secret avec le film. Cette espèce de lien secret qu’on a avec un film, tout à coup, c’est à ça qu’on s’attache.

À un moment, je me suis dit que j’aimerais bien que ce soit une tragicomédie à la manière italienne. Où l’on est très ému par des personnages qui sont pathétiques, un peu ridicules… J’aime beaucoup "ces deux pieds-là."

Vous avez choisi des acteurs qui ne sont pas répertoriés comme habitués au registre de la comédie…

Je n’y avais pas pensé, mais maintenant je me dis que c’est mieux d’avoir des gens qui ne sont pas annoncés comme étant dans leur genre d’élection. C’est une manière de surprendre. Noémie Merlant, par exemple, il y a des gens qui la trouvent incroyable : elle n’avait jamais fait de comédie. On essaye toujours de surprendre les spectateurs dans notre métier d'acteur. Du coup, il est obligé d’y croire, et on y croit. C’est cette espèce de chose complètement artificielle du cinéma, pas de 3D ; il y a une histoire que l’on se raconte et on y croit.

Comment avez-vous travaillé la photo si particulière du film ? 

Au début, je voulais tourner en 35mm et avec Julien Poupard, le chef-opérateur, on a fait des essais et ils ont été meilleurs en numérique. Donc il a travaillé avec un étalonneur, et à partir d’images en 35mm, ils ont essayé de retrouver le grain et les couleurs. Il a beaucoup travaillé parce qu’il a étalonné les rushes pour ne pas que je m’habitue à des images dont il n’était pas content. C’était le risque à prendre : les metteurs en scène s’habituent au montage pendant 2-3 mois et après il veulent tout rechanger. Tous les soirs, il y passait deux heures, il était passionné. Donc j’ai tourné en parallèle avec le monteur qui montait, m’envoyait et je faisais remonter. Bizarrement, je l’avais beaucoup fait au scénario, en laissant très peu de choses au hasard. Au final, on a enlevé deux scènes à peine. Et le monteur a été très talentueux, très virtuose, notamment sur la dernière partie où le découpage est assez compliqué.

Comment avez-vous abouti au caviar pour le braquage ?

Quel est le butin, je ne trouvais pas. Et je voulais renouveler aussi les films de braquage : les tableaux, ça a déjà été fait ; l’argent, il n’est plus dans les banques ; les iPhone, c’est pas cinégénique. Et c’est en étant en Corse, où il y a toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a fait quelque chose, qu’on m’a parlé du caviar. Oh, génial comme idée. C’est un bon casse.

Vous avez présenté le film en Corse justement, et dans une quantité invraisemblable de festivals ; à chaque fois l’accueil est positif.

J’espère que la réputation du film c’est, j’ai même un peu honte en le disant – et en même temps je suis pas trop gêné – : « qui rend joyeux ». Il me semble que c’est ce que beaucoup de gens m’ont dit et je suis vraiment content de ça.

Il y a de l’émerveillement d’avoir à un moment donné cru à une histoire qu’on va trouver palpitante, ou qui fait envie, ou qui redonne foi dans le sentiment. On se réchauffe auprès d’un sentiment ; le risque de sortir serait bénéfique… Je déteste l’idée d’un "film thérapeutique", mais cette émotion qu’on appelle la catharsis, ça donne envie de retourner au cinéma. Il est chaleureux.

J’avais un copain qui m’avait dit une fois : « Louis, il ne faut pas se poser la question : un bon film, ça te donne envie de vivre. » Et c’est bien résumé. Dès que je suis un peu comme ça, je prends La Règle du jeu de Renoir. C’est un tel amour de la vie et du cinéma en même temps, à égales proportions… C’est pour ça qu’on adore Renoir. C’est pas le naturalisme. Carette [il l’imite] : « Moi, j’n’ai pas de vieille mère ? Moi, j’n’ai pas de vieille mère ? » 

C’est aussi un film où le metteur en scène est comédien : Renoir joue Octave. Vous jouez les intentions de la même manière à vos partenaires de jeu ?

Non, jamais. À mes scénaristes ou à mon équipe technique, je montre ce que j’espère être, à un moment donné, l’intensité de la scène pour qu’ils se rendent compte et qu’ils "voient" le film. En fait, quand on fabrique le film, on cherche à ce qu’il y ait le moins de malentendus possible pour que tout le monde comprenne bien. Et plus je dévoile mes intentions, même intimes et secrètes – celles que je pourrais même avoir un peu honte d’éprouver, que je voudrais que les spectateurs éprouvent –, le mieux je communique, plus tout le monde comprend. Et du coup, cela sert le film.

Vous êtes déjà dans un nouveau projet ?

J’essaie, oui, de travailler. Mais j’ai besoin de voir des gens, de discuter à haute voix, de me la raconter à haute voix, l’histoire. Elle essaye de me dire : « À un moment donné, on a envie d’y être. » Donc j’ai un petit projet, des bribes d’idées. Mais je ne sais pas encore avec qui pour l’écriture. Sur L’Innocent, j’ai travaillé avec Tanguy Viel et sur la fin avec Naïla Guiguet, qui a été très très déterminante parce ce qu’elle a eu des idées géniales.

 

 

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