Le double coup de cœur / 2000 kilomètres séparent la Roumanie de Mungiu de la Haute-Savoie de Perret. Mais dans l'Europe mondialisée, les problématiques sont proches pour les ouvriers des usines, éternelles victimes des dégraissages et de la délocalisation quand les actionnaires profitent. Deux regards complémentaires.
Employé d'abattoir en Allemagne, Matthias rentre d'urgence en Transylvanie lorsqu'il apprend que son fils a subi un mystérieux traumatisme. Au même moment, son village où cohabitent plusieurs "ethnies"(germanophones, Roumains, Hongrois) se prend d'une fièvre xénophobe contre des ouvriers sri lankais venus travailler dans l'usine de pain locale, où les gens du cru trouvent les salaires trop bas...
Une pincée d'irrationnel façon Shining et beaucoup de "rationnel" parcourent ce film. Un rationnel très relatif puisqu'il dépeint cliniquement le comportement d'une communauté hermétique, toujours prête à rejeter l'étranger tentant de s'intégrer à elle. Matthias en fait les frais en Allemagne (où on le traite de gitan, insulte suprême pour ce Roumain germanophone) ; son village qui se vante d'avoir expulsé les gitans agit de même avec les Sri Lankais pour conserver son "équilibre autarcique". Cristian Mungiu dresse ici un portrait collectif d'autant plus intéressant qu'il montre des évolutions dans les dynamiques de groupe : les prétendus ouverts d'esprit, les représentants de l'Église (vantant l'égalité et l'amour du prochain), finissent par se ranger derrière la majorité hostile et satisfaite, peu importe si des vies sont menacées et si la dernière entreprise locale risque l'effondrement. Le "clou" de ce navrant spectacle humain étant l'assemblée collective du village, où chacun y va de son propos haineux pour rejeter l'autre – la pire expression "démocratique" que l'on puisse imaginer. Boudé par le jury cannois, R.M.N. rappelle littéralement in fine que l'Homme est un ours pour l'Homme, au terme d'un épilogue peut-être superflu.
Tous patrons
Pour sa première fiction, Gilles Perret, de son côté, imagine une sorte de "comptes" de fées dans lequel des ouvriers sans le sou parviennent à prendre à son propre jeu le Grand Kapital en rachetant leur usine au nez et à la barbe d'un fonds vautour. Mise en pratique de ses connaissances glanées au fil de ses documentaires flinguant les exploiteurs de tout poil, rappelant notamment l'origine des acquis sociaux (La Sociale, son chef-d'œuvre) ou l'existence des – indispensables – premiers de cordée (J'veux du soleil, moins réussi), Perret signe ici un film idéaliste mais loin d'être naïf. Car il repose sur une réalité tangible : l'ouvrier de base et sa faculté de se constituer en groupe solidaire, attaché à son outil de travail, à son territoire – des paramètres dont les investisseurs virtuels et délocalisés se moquent comme de leur premier cash flow. Il y a du Loach-Laverty à la savoyarde dans cette aventure où les personnages apprennent les rouages de la haute finance en marchant ; où la vraie vie – comprenez, le contexte géographique de la vallée de l'Arve, les liens familiaux, les enfances communes et les chemins qui divergent entre ceux qui rejoignent la chaîne et ceux qui finissent en costume-cravate – possède une réelle densité dramatique. L'excellente distribution (le trio Deladonchamps/Montel/Deniard en tête) incarne parfaitement l'éventail des nuances de cette tragi-éco-comédie crânement inscrite dans son Faucigny. Mais que l'on ne s'y trompe pas : si le dénouement, au terme d'un magnifique tour de passe-passe financier, ouvre sur une utopie locale à laquelle on aurait envie de croire, le contexte mondial demeure tout aussi épouvantable pour les protagonistes devenus patrons. Et l'on repense à l'indémodable sentence de Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » La lutte continue, camarades.
★★★☆☆ R.M.N. de Cristian Mungiu (Rou.-Fr., 2h05) avec Marin Grigore, Judith State, Macrina Bârlădeanu... En salle le 19 octobre
★★★☆☆ Reprise en main de Gilles Perret (Fr., 1h47) avec Pierre Deladonchamps, Laetitia Dosch, Grégory Montel, Finnegan Oldfield... En salle le 19 octobre