Michele Placido (Caravage) : « Pour avoir la foi, il faut être soit un enfant, soit très vieux et avoir peur de mourir »

Caravage / Une silhouette élégante de nonce apostolique ou de clergyman gravit des escaliers. « Ne vous y fiez pas, il est très drôle, il faut juste le lancer », nous glisse Louis Garrel juste avant notre entrevue avec Michele Placido, qui vient de le diriger face à son ami Ricardo Scamarcio dans "Caravage". Rencontre avec une icône du cinéma italien.

Est-ce une difficulté de récréer l’ambiance des tableaux du Caravage au cinéma, qui est une industrie de la lumière ?

Michele Placido : Si nous allons voir aujourd’hui les tableaux du Caravage dans les églises, c’est très difficile d’en apprécier la perfection. Car dans les églises, il sont cachés. Je me demande comment ils les éclairaient à l’époque : avec des chandeliers, des bougies ? Mais c’était difficile à voir. Avec la technologie d’aujourd’hui, c’est possible d’avoir une vision proche de la vérité de la peinture du Caravane telle qu’elle était à l’époque. Parce que Caravage peignait ses tableaux dans son studio, en faisant des trous dans son toit pour avoir plus ou moins quatre heures de soleil par jour ; et ensuite il les apportait dans les églises, qui n’avaient pas de lumière. C’est donc très difficile d’avoir une perception exacte de la beauté des œuvres du Caravage. Nous ne nous sommes donc pas concentrés directement sur ses tableaux, mais sur l’ambiance en général. Et de montrer que Caravage mettait en scène ses toiles avant de les peindre. Sur ses tableaux, il y a du noir derrière – pas des paysages comme Léonard de Vinci : du noir – et après les visages, les personnages, les choses. Il était surtout un metteur en scène, et je l’ai montré dans des moments de vérité. Il agissait comme un photographe, un réalisateur. Dans La Mort de la Vierge, il y a une scène où il agit pareil à un metteur en scène de théâtre, pas de cinéma : il règle la position de la main, le drap, il dirige la Vierge en pleine ascension…

Est-ce le côté peintre de génie ou bad boy qui vous a le plus séduit ?

Le bad boy est en nous tous quand nous sommes jeunes : il y a une part bonne et mauvaise en nous. Mais d’après les études que nous avons faites, Caravage était un grand mystique : il connaissait par cœur la Bible davantage que certains religieux. Quand j’avais plus ou moins l’âge du Caravage, j’ai moi-même étudié dans un séminaire parce que je voulais devenir missionnaire. Et après, ils m’ont renvoyé (rires). Je me rappelle qu’une nuit quand j’étais enfant, je me suis levé à l’aube et je me suis rendu dans la chapelle pour prier. J’étais à la fois effrayé et curieux, je savais où était la clef ; j’ai ouvert et j’ai regardé le calice pour voir le sang du Christ. C’est incroyable, c’est caravagesque ! Pour avoir la foi, il faut être soit un enfant, soit très vieux et avoir peur de mourir (sourire)

Vous montrez très peu le Caravage en train de peindre, en revanche vous le montrez bien en train de graver au couteau sur une table, avec violence. Est-ce que vous considérez que son génie est dans sa violence et son art de la mise en scène, dont vous parliez, plus que dans sa peinture en elle-même ?

Vous avez raison. C’est un aspect négatif de son existence. Caravage sait qu’il n’aura pas le talent de Michel-Ange, il n’a pas encore l’idée de son parcours artistique mais il a cette frustration d’être ni Raphaël, ni Michel-Ange… Un auteur disait que Caravage était venu à Rome pour « détruire la peinture ». Avec cette violence… (pensif) Mais je m’aperçois que nous avons fait un film politique… Je ne le pensais pas pendant la réalisation : c’était juste “ma“ vision du Caravage…

Dans cette vision, il est assassiné…

La mort du Caravage reste un mystère, mais je crois qu’il a été assassiné. Il a commis des choses extraordinaires qui lui ont valu une condamnation à mort. Le film montre qu’il a été pris dans une vendetta personnelle ; et que l’Église romaine le voulait mort aussi, tout comme les Chevaliers de Malte…  On disait qu’il ne méritait pas la vie. Un professeur de Naples qui dit qu’il est mort de mort violente. Un autre a écrit « qu’il a mal vécu et qu’il mal mort ». Donc la supposition la plus probable est qu’il est mort assassiné.

Vous évoquiez un mystique. Néanmoins, il est terriblement sensuel.

Et même sexuel ! À mon opinion, il était surtout homosexuel. Mais dans le film, je ne voulais pas me focaliser là-dessus. Il est surtout avec des femmes parce que ses représentations féminines sont pour moi les plus extraordinaires, par leur violence – comme dans Judith et Holopherne – et aussi par la beauté mystique de ses représentations des prostituées. Sinon, je l’ai mis avec un jeune garçon, à qui il donne un baiser – c’est l’une des seules fois qu’il embrasse quelqu’un. Pour Isabelle Huppert, ce personnage est le fils du Caravage.

En Italie, les critiques ont beaucoup fait de comparaisons entre Caravage et Pasolini : tous les deux venaient à Rome de leur province ; tous les deux vont vivre une vie de violence. Et tous les deux empruntent une expression artistique – Pasolini dans les faubourgs romains, en utilisant le dialecte local. 

Pourquoi avez-vous choisi Isabelle Huppert, Louis Garrel et Lolita Chammah en sus de votre distribution italienne ?

Au moment où j’ai écrit, la jeune productrice italienne Federica Vincenti a dit à mon coscénariste Sandro Pietraglia : « c’est trop cher pour moi… ». Je me suis rappelé d’Isabelle avec qui j’avais travaillé dans Les Ailes de la Colombe de Benoît Jacquot avec Dominique Sanda, j’étais un jeune acteur en ce temps-là. Je lui ai donc envoyé un scénario et Isabelle était très occupée. Elle m’appelle : « Viens à Paris demain matin ».  Elle aimait le scénario, mais elle était occupée et ne pouvait pas le faire. Et en parlant avec le producteur français Jean Labadie, au moment où Isabelle m’a dit oui, j’ai appelé Riccardo Scamarcio [l’interprète du Caravage, ndlr], qui est ami avec Louis Garrel ; j’ai appelé Louis Garrel, nous nous sommes rencontrés à Rome, il a dit : « Oui oui oui, je veux être l’Ombre de Caravage ! » … C’est là qu’Isabelle m’a dit que j’avais fait un film politique. Puis, délicatement, elle m’a dit : « Ma fille est actrice » — [Lolita Chaman, ndlr]. Moi aussi j’ai des fils qui sont acteurs dans mon film. Mais je n’avais pas de personnage, seulement une scène. Mais je lui ai dit que j’allais y penser. Et j’ai écrit le personnage de la mort de la Vierge. C’est un beau personnage, qui a quatre scènes. Elle a été nue sur la scène pendant que je faisais mon cadre, pendant quatre heures ! On aurait cru un cadavre. Je l’adore.

Il y a un autre comédien dont vous n’avez pas parlé, qui a un rôle dans la subversion et la protection du Caravage, c’est celui du cardinal Del Monte que vous interprétez…

Je ne pensais pas le faire… Mais c’est Jean Labadie qui m’a demandé. Mais j’ai accepté parce que j’adore Louis. Le cardinal Del Monte, qui avait une éducation française, Caravage lui doit la vie. Il avait deux côtés : son côté espagnol, de l’ombre, très strict, du Concile de Trente et puis celui de la liberté de l’art. J’ai fait des recherches sur l’ambiguïté de ce personnage. Il a payé un prix très cher à la fin.

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